« Femmes dirigeantes, Comment elles ont osé » : Anne Lauvergeon, une femme d’énergie « Femmes dirigeantes, Comment elles ont osé » : Anne Lauvergeon, une femme d’énergie
Anne Lauvergeon nous le confie sans ciller : « Je suis devenue P-DG de la Cogema alors que c’était l’entreprise la plus détestée de France. » En 1999, la Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires, devenue plus tard Areva NC) produit de l’uranium. Son activité principale est concentrée sur le site de l’usine de retraitement de la Hague. Au moment où Anne Lauvergeon en prend la direction, l’entreprise a une image déplorable et fait l’objet d’attaques virulentes de la part des mouvements écologistes. En mars 1999, une plainte avec constitution de partie civile est déposée contre la Cogema pour pollution, mise en danger de la vie d’autrui, abandon et dépôt de déchets. Tous les sites miniers du Limousin sont concernés. «Honnêtement, on n’aurait pas nommé une femme P-DG d’une entreprise au long cours tranquille, qui aurait fabriqué des pneus ou des flacons. » En peu de phrases, le ton est donné. Il révèle le caractère bien trempé de cette femme d’exception. Ingénieure de formation, Anne Lauvergeon s’est toujours intéressée à la question de l’énergie. À ses yeux, il existait un décalage entre l’image du nucléaire auprès du grand public et la réalité de ce que cette technologie pouvait apporter dans l’équation énergétique. Le sujet la passionnait, elle voulait mettre fin à ce malentendu.
Quitte à prendre la tête de l’entreprise la plus détestée de France, numéro un mondial du nucléaire civil. Anne Lauvergeon a présidé Areva de 2001 à 2011.
C’est toujours ainsi, à contre-courant, que cette combattante a tracé sa route. Aller là où les autres ne vont pas, n’osent pas, voilà sa marque de fabrique. Dix ans après son départ du géant du nucléaire, elle est devenue une sorte de mythe, l’un des symboles de la femme patronne. C’est elle qui a en partie inspiré le film de Tonie Marshall Numéro Une, qui retrace la progressive ascension d’une ambitieuse jusqu’à la fonction suprême. Seule femme dans un monde éminemment masculin, Anne Lauvergeon a su jouer de l’anomalie qu’elle représentait. «Atomic Anne » – son surnom de l’époque – détonnait. Cela plaisait autant que cela lui plaisait. Sans jamais jouer les séductrices, elle a gagné des contrats qu’aucun homme n’aurait pu décrocher dans les mêmes conditions.
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En parallèle de ses activités de conseil et d’investissement, Anne Lauvergeon est, depuis 2014, présidente du conseil d’administration de Sigfox, une pépite toulousaine spécialisée dans les technologies permettant aux machines de dialoguer entre elles via Internet.
«À mon arrivée, quand je leur ai fait remarquer qu’il n’y avait que des hommes et qu’il fallait féminiser l’équipe, ils ont tous éclaté de rire. Aujourd’hui, nous avons vraiment fait bouger les lignes. Nous avons un comité exécutif mixte. C’est une question de prise de conscience, de volonté et de temps. Si l’on veut faire avancer les choses, il faut se donner un peu de temps. »
La place des femmes a, selon elle, progressé plus lentement dans le monde économique que dans d’autres domaines. Les évolutions qu’on appelle « sociétales » ont, elles, été extrêmement rapides.
«Je prends un exemple. Quand j’avais 15- 20 ans, une jeune femme qui avait un enfant hors mariage, c’était un sujet très problématique non seulement pour elle, mais aussi pour sa famille. C’était une forme de honte. Fille-mère, l’expression était terrible. Aujourd’hui en France, les enfants qui naissent hors mariage sont plus nombreux que ceux qui naissent dans le cadre d’un mariage. Il s’agit d’une évolution fondamentale, car elle touche à un fondement de l’organisation sociale. En comparaison, je suis un peu déçue par la lenteur du changement dans le monde économique.»
Dans l’univers des affaires, très peu féminisé, la progression éclair d’Anne Lauvergeon a fait figure d’exception. Pourtant, elle affirme ne pas avoir eu de plan de carrière. « Je ne me suis jamais rêvée présidente en me regardant dans la glace le matin», s’amuse-t-elle en reprenant l’expression attribuée à Nicolas Sarkozy.
«Mon premier mari disait : “Le problème avec Anne, c’est qu’elle manque d’ambition.” C’est vrai. Je n’y ai jamais pensé à 20, 30 ou 35 ans. Je ne me suis jamais vue cheffe à la place du chef, je n’ai jamais fait de calculs. »
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Anne Lauvergeon est plutôt de celles qui aiment relever les défis. L’ambition, elle a laissé les autres en avoir pour elle :
«Des gens m’ont fait confiance et c’est une grande chance dans ma vie. C’étaient évidemment des hommes, puisque c’était un monde d’hommes. Ils ont eu un regard bienveillant sur moi. Et cette bienveillance m’a permis de progresser, d’avoir un peu plus d’assurance, d’apprendre les codes, de développer des projets. »
Anne Lauvergeon fait sans doute ici référence à François Mitterrand, dont elle a été à la fois secrétaire générale adjointe et « sherpa ». Elle a entretenu avec le chef de l’État une relation presque filiale, restant l’une de ses plus proches collaboratrices pendant près de cinq ans.
Malgré ses relations au plus haut niveau, Anne Lauvergeon affirme qu’elle n’aurait jamais pu devenir la patronne d’une grande entreprise «normale », qui n’aurait pas connu la crise. Sur ce point, elle est catégorique. Elle a été nommée à la tête de la Cogema, parce que cette dernière était en très mauvaise posture.
«Quand j’ai pris la tête de la Cogema, l’entreprise était détestée et en pleine bataille avec les mouvements écologistes. Nous avons mis quelques années à sortir de la crise : nous avons fusionné avec Framatome, nous nous sommes développés jusqu’à devenir les leaders sur le marché. Quand le climat s’est apaisé, j’ai commencé à subir un pilonnage non-stop sur le thème : “Maintenant que c’est sérieux, on ne va pas laisser une femme à la tête de l’entreprise…” On m’a proposé le poste alors qu’il était peu attractif. Je ne l’ai pas pris pour des motifs personnels de pouvoir. »
Sans surprise, elle n’hésite pas une seule seconde à répondre par l’affirmative quand je lui demande si les places de dirigeant dans les groupes « sans histoires » sont réservées aux hommes :
«Oui ! Je vais vous raconter une anecdote assez drôle. Je rencontre pour la première fois Recep Tayyip Erdogˇan [le président turc], au moment où il décide de construire des centrales nucléaires. Je suis chez Areva à l’époque. Je lui présente l’entreprise et, à la fin, il me demande : “Areva, c’est une affaire familiale ?” J’ai un moment d’hésitation. Et puis je comprends que, pour lui, une femme à la tête d’une entreprise de ce type ne peut être qu’une héritière. Il n’imaginait pas qu’une femme ait pu être nommée à ce poste sur ses seuls mérites personnels. »
Dans ce monde du nucléaire, elle était un ovni. Cette originalité, ce décalage, elle l’a tourné à son avantage, elle l’a cultivé jusqu’à en faire une marque de fabrique :
«À l’international, dans les pays très machos, ça m’a plutôt servi d’être une femme. D’abord, j’aime beaucoup le commerce et j’ai toujours aimé le contact, j’aime les clients, c’est comme ça. Et les pays machos sont tellement stupéfaits d’avoir affaire à une femme, jeune de surcroît, que cela vous rend immédiatement célèbre. Tout le monde veut vous rencontrer. C’est un sacré avantage. Plus le pays est macho, plus c’est vrai. »
Extrait du livre de Marie-Virginie Klein, « Femmes dirigeantes Comment elles ont osé », publié aux éditions Plon
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