Pommes de terre, huile, lait: l'Algérie hantée par les pénuries
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À peine sortie d'une crise inédite de la pomme de terre qui a occupé l'opinion pendant de longues semaines, et qui a bien failli tourner à l'émeute, l'Algérie fait face de nouveau à de graves pénuries qui touchent simultanément deux produits de base subventionnés par l'État: l'huile de table et le lait conditionné.
Sensible au mot «pénurie», qui revient pourtant régulièrement dans les médias, le gouvernement n'en reconnaît pas officiellement l'existence, préférant parler de «perturbation dans la distribution», ou de «déséquilibre entre l'offre et la demande». Cela n'empêche pas l'exécutif de multiplier les mesures drastiques de contrôle, dont une qui prête à sourire: le ministre du Commerce, Kamel Rezig, a annoncé, très solennellement, l'interdiction de la vente de l'huile de table aux mineurs, tout en menaçant de sévir contre les contrevenants. Pourquoi les mineurs? Selon le ministre, des spéculateurs tapis dans l'ombre et à la voracité sans limite y ont recours un peu partout dans le pays pour récupérer et stocker de grandes quantités de ce produit, en vue de les revendre plus cher ou, plus grave encore, de les exporter frauduleusement dans des pays voisins.
Il faut savoir qu'avec un prix plafonné à 120 dinars le litre d'huile subventionnée et l'obligation de payer la TVA, les commerçants se sont plaints de ne plus pouvoir faire de bénéfice et ont fini par se détourner du produit, laissant ainsi le champ libre aux spéculateurs qui l'écoulent en contrebande, et bien plus cher que le prix imposé par l'État.
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Des spéculateurs incontrôlables
Pour durcir les contrôles sur la distribution de l'huile, les autorités exigent désormais que toutes les cargaisons sortant des différentes usines soient escortées par une unité de la gendarmerie. Tous les regards se sont donc tournés vers le plus grand complexe de production de l'huile du pays, le groupe Cevital, basé à Béjaïa. Avec 475.000 tonnes par an, il assure près de 80% des besoins nationaux, ce qui lui permet d'avoir un monopole quasi-total de ce produit de large consommation.
Son patron, Issad Rebrab, s'était déjà exprimé plusieurs fois sur ces pénuries récurrentes depuis près de vingt ans, en les expliquant, en partie, par une intense contrebande vers les pays voisins (Tunisie, Sahel) qu'opéreraient des spéculateurs apparemment incontrôlables. Une façon aussi de faire comprendre que seules les autorités ont les moyens de stopper l'hémorragie.
Par ailleurs, les services du ministère du Commerce ont mobilisé des équipes pour contrôler les opérations d'approvisionnement du marché et pour suivre les trajets de chaque cargaison. Autre mesure prise dans l'urgence: sommer les producteurs d'augmenter la production et d'assurer un suivi de la distribution au niveau des wilayas (départements), où des perturbations auraient été signalées, en misant sur un total de 2.000 tonnes/jour, alors que les besoins nationaux ne dépassent pas 1.600 tonnes/jour. Mêmes pressions exercées sur les restaurateurs et autres pâtissiers traditionnels qui ont désormais interdiction d'utiliser des bouteilles de un, deux ou cinq litres.
Qui veut mettre le feu aux poudres?
À cette crise inextricable est venue se greffer une pénurie du lait et ses dérivés. Tout aussi sensible mais plus facile à cerner, celle-ci s'explique par une hausse des prix de la matière première dans le monde, et touche actuellement plusieurs pays de la région, la Tunisie et le Liban en particulier. Des rumeurs persistantes, et vite démenties, sur la fermeture imminente des deux usines de Candia, l'un des principaux fabricants de laits conditionnés et de yaourts en Algérie, a failli mettre le feu aux poudres. La filiale a promis une reprise normale de la production dès la deuxième semaine de janvier, mais, là aussi, à l'instar de l'huile végétale, le problème de la mauvaise distribution –véritable point faible de l'économie algérienne– continuera à se poser.
Pour l'économiste Mohamed Achir, interrogé par Slate, cette crise est essentiellement le résultat de «dysfonctionnements dans le système économique de distribution». Sans nier le poids des réseaux informels de la spéculation, il pointe des failles dans le système de contrôle et de régulation. Pour en sortir, «l'État doit jouer un rôle de régulateur efficace», insiste-t-il.
Dans cette économie de guerre qui ne dit pas son nom, tout est donc mis à contribution pour essayer d'endiguer une crise dont le pouvoir sait qu'elle peut ébranler sérieusement la paix sociale. Si le gouvernement promet un retour rapide à la normale, il ne peut encore rien faire avant la remise, dans deux semaines, du rapport de la commission d'enquête parlementaire qui a été diligentée pour faire la lumière sur cette affaire des pénuries.
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Fin de l'État-providence
Cela dit, dans les coulisses, d'aucuns font un lien direct entre l'irruption de ces pénuries et la décision annoncée en grande pompe par l'actuel pouvoir de lever prochainement, et selon un calendrier qui va jusqu'à 2023, les subventions accordées aux produits de base (huile, sucre, farine, poudre de lait, essence…), annonçant ainsi la fin de l'État-providence. Ces subventions, qui coûtent à l'État 17 milliards de dollars par an, maintiennent les prix à des niveaux accessibles aux petites bourses et profitent, par conséquent, aux industriels.
Ce scénario rappelle des faits survenus en 2011, en plein Printemps arabe, quand le gouvernement de l'époque avait menacé de suspendre les subventions et d'exiger la facturation pour toutes les transactions commerciales. Une suspecte pénurie d'huile avait aussitôt provoqué des émeutes qui avaient embrasé le pays pendant plusieurs jours. Le calme n'était revenu qu'à la suspension des deux décisions.