Pourquoi les marques de luxe détruisent-elles encore leurs invendus ?
Nous sommes début octobre et une vidéo publiée sur Tiktok met le feu aux poudres. Anna Sacks, activiste new-yorkaise rendue célèbre sur les réseaux pour ses fouilles de poubelles d'entreprises (sous le pseudo de thetrashwalker), révèle avoir découvert une dizaine de sacs à main neufs de la marque américaine Coach, tous coupés et détruits aux ciseaux. L'influenceuse dénonce une pratique courante dans l'industrie du textile. Et rappelle qu'à l’heure où le secteur vestimentaire s'inscrit dans une démarche plus responsable, la destruction de vêtements et d’accessoires non vendus passe mal.
Résultat, les vues s'envolent : plus de trois millions depuis la publication de la vidéo et une avalanche de commentaires fâchés. La marque de luxe s'est efforcée de contenir les réactions négatives suscitées par ces allégations, affirmant que la vidéo de la tiktokeuse était trompeuse et inexacte. Joon Silverstein, responsable du numérique et du développement durable chez Coach, a précisé au magazine WWD que le nombre de produits détruits représentait moins de 1 % des ventes mondiales de la griffe. Qui s’est, par ailleurs, engagée à ne plus détruire d’invendus.
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Pas de soldes
Si la pratique choque, elle étonne aussi. Car beaucoup s'attendaient à la voir enterrée depuis le vote de la loi anti-gaspillage en 2019 (sa mise en application sera effective le 1er janvier 2022), qui interdit la destruction des invendus textiles en France. Mais aux Etats-Unis, elle reste légale (et souvent moins chère que les solutions alternatives : stockage, recyclage...). Reste une harmonisation à l’échelle européenne qui devrait suivre. Il faut dire que le précédent Burberry a laissé des traces. L'épisode polémique a été «une vraie prise de conscience dans l'industrie du luxe», relève Serge Carreira, responsable des marques émergentes à la Fédération de la Haute Couture et maître de conférences à Sciences-Po Paris. En 2018, la marque britannique s’était retrouvée sous le feu des critiques après avoir annoncé dans son rapport annuel avoir détruit vêtements et cosmétiques neufs d'une valeur totale de 28 millions de livres (31 millions d’euros) pour «protéger sa marque». Etrillée, la griffe a ensuite fait savoir qu'elle ne brûlerait plus ses invendus, déployant désormais «ses efforts» sur la réutilisation, la réparation et le don de ses produits.
L'affaire a remis en lumière une pratique répandue dans l'industrie du luxe. Il est alors courant de brûler, jeter ou enterrer ses stocks d'invendus (conséquence de surstocks et d'obsolescence programmée des produits). Certaines marques, qui ne soldent pas, préfèrent en effet détruire leurs produits plutôt que de les retrouver à prix cassés sur des marchés parallèles, afin de préserver leur image «haut de game». Dans le secteur, on vend des produits exclusifs dans un réseau de distribution exclusif. Beaucoup refusent donc le circuit des outlets, privilégié par les griffes du prêt-à-porter.
Sentiment d'urgence
Mais alors comment écouler ces produits ? Ou simplement, leur donner une seconde vie? Pour Serge Carreira, les marques travaillent sur «l'affinage de gestion des stocks». «Dans le luxe, mieux vaut avoir un produit en rupture de stock», explique-t-il. Ce qui ne veut pas dire qu'elles vendent moins : aujourd'hui, pour limiter les invendus, elles produisent davantage de collections mais moins de pièces, et misent sur un sentiment d'urgence et d'exclusivité pour assurer une descente expéditive des produits. C'est ainsi que l'on a vu fleurir (et se généraliser) les «drops», ces collections surprises éditées en quantités extrêmement limitées tout droit venus des méthodes de vente du streetwear.
Le nouveau visage du luxe, c'est aussi de proposer du neuf avec de l'ancien. Certaines marques osent «l'upcycling» en puisant dans des matières premières ou des stocks de vêtements déjà existants : soit elles métamorphosent la pièce, soit elles lui redonnent vie en changeant quelques petits détails (des boutons, une anse, une découpe...). Et insistent sur le caractère exclusif des pièces pour légitimer leur statut haut de gamme. Dans ce virage de l’économie circulaire, encouragé par la loi du 10 février relative à la lutte contre le gaspillage, elles misent également sur le développement de «matériaux regénérés» (issus de l'agriculture qui réduit le recours à l'agrochimie, améliore la rétention d’eau des sols ou encore augmente la séquestration carbone) pour favoriser le recyclage des produits. Les groupes LVMH et Kering ont ainsi amorcé des investissements sur l'innovation pour aller dans ce sens. Enfin, pour favoriser le déstockage, les maisons qui ne pratiquent pas de soldes, ont toujours recours aux ventes très privées organisées pour le personnel où elles revendent leurs invendus à des prix attractifs (de l’ordre de 50% à 80% du prix initial).