Et si on ne séparait plus les veaux laitiers des mères?
Lors de leur formation universitaire, les vétérinaires à qui elle s’adresse ont tous appris qu’il fallait séparer les veaux laitiers de leur mère à la naissance. Le but était d’éviter, entre autres, la transmission de certaines maladies. Or, quand on y regarde de plus près, les conclusions de la science sur le sujet ne sont pas si catégoriques. Si vous analysez les études scientifiques, au final, elles sont légèrement en faveur du contact de la mère avec son veau
, affirme Marina von Keyserlingk.
Marina Von Keyserlingk étudie les bovins laitiers.
Photo : Radio-Canada
Pourquoi la pratique standard dans le secteur laitier est-elle de séparer les veaux des vaches? Séparer les veaux, ça tombe sous le sens pour un producteur laitier. D’où vient son salaire? Du lait qu’il vend. Donc l’idée, c’est qu’on récolte le lait qui sera ensuite vendu
, explique la chercheuse. Un veau allaité boira de 8 à 10 litres de lait par jour; pour l’agriculteur, cela représente dans l’immédiat une perte économique, car ce lait frais vaut plus cher que la poudre de lait donnée normalement aux veaux. Mais au-delà des considérations financières, il y a l’aspect éthique.
Aux Pays-Bas, on tente de développer une certification pour le lait issu de fermes où les veaux sont gardés avec leur mère.
Photo : Radio-Canada
L’Europe fait avancer la discussion
Dans plusieurs pays d’Europe, une réflexion sur la façon d’élever les veaux laitiers est déjà en cours. Elle émane des consommateurs, mais aussi des agriculteurs. Le pays qui est le chef de file dans ce domaine, c’est l’Allemagne. Là-bas, plusieurs certifications existent déjà avec des logos qui permettent d’identifier clairement les produits laitiers issus de fermes où l’on ne sépare plus les veaux des vaches.
Le géant de la distribution allemande Lidl (Nouvelle fenêtre) s’est même associé récemment à de grands producteurs laitiers traditionnels qui ont adopté cette nouvelle façon d’élever les veaux.
Kerstin Barth est chercheuse à l’Institut Thünen, un centre de recherche en agriculture biologique dans le nord de l’Allemagne. Elle se penche depuis près de 20 ans sur la séparation vache-veau et constate que l’intérêt pour ce mode d’élevage est en hausse.
Kerstin Barth mène des recherches sur l'élevage des veaux laitiers avec leur mère à l'Institut Thünen, dans le nord de l'Allemagne.
Photo : Kerstin Barth
Beaucoup de fermiers qui ne sont pas en bio m’appellent parce qu’ils commencent à penser à ce système et voudraient aller dans cette direction
, dit-elle.
Et même si la pression des consommateurs est une réalité, ce n’est pas ce qui motive les agriculteurs allemands à faire le changement, selon elle : la plupart des producteurs laitiers le font pour eux-mêmes et sont heureux de leur décision. Ils vont dans l’étable et n’ont plus besoin de laver des seaux de lait ou de faire d’autres tâches ennuyantes. Ils peuvent observer les veaux, travailler autrement avec leurs animaux.
Séparer les veaux des vaches, une pratique relativement récente
Les vaches et les veaux ont été gardés ensemble pendant des milliers d’années
, nous dit Kerstin Barth, qui s’étonne du manque de connaissance dans ce domaine. Les fermiers devraient bien connaître cet élevage, mais c’est comme si nous avions oublié comment les bovins laitiers se comportent ensemble et comment ils réagissent lorsqu’ils sont séparés.
En Allemagne, cela fait à peine 100 ans que les veaux laitiers sont élevés à l’écart des mères.
Plusieurs producteurs laitiers européens rapportent que leurs frais vétérinaires ont diminué à la suite du passage au système vache-veau. Mais Kerstin Barth croit qu’il faut faire attention avant de faire un lien avec la présence de la mère. Peut-être que la fréquence des boires n’était pas la même. Si vous donnez du lait seulement deux fois par jour à un veau, ça va faire une différence s’il peut soudainement téter six ou huit fois.
Et elle se désole que la plupart des fermiers ne donnent encore aujourd’hui pas assez de lait à leurs veaux. Pourtant, on sait que les veaux qui boivent plus, que ce soit du lait entier ou de la préparation en poudre, se développent beaucoup mieux.
Elle croit donc qu’il faut d’abord s’assurer d’avoir une excellente régie d’élevage des veaux avant d’intégrer les mères. Ce n’est pas comme si on mettait soudainement le veau avec la mère et que ça allait régler tous nos problèmes.
Avancer à tâtons
En effet, même si garder les veaux avec leur mère peut sembler tout naturel, il n’existe pas de mode d’emploi. Les fermiers qui décident de mettre fin à la séparation précoce naviguent donc à l’aveugle. Corné Ansem, producteur laitier dans le sud des Pays-Bas, l’a appris à ses dépens.
Depuis 2007, il ne sépare plus les veaux de leur mère à la naissance, mais ce qui partait d’une bonne intention s’avère au départ plus compliqué que prévu. On a commencé par garder le veau et la vache ensemble pendant 14 jours, mais ça causait beaucoup de problèmes, parce qu’un lien très fort s’était créé entre les deux et puis on les séparait.
Corné Ansem, producteur laitier, et Cynthia Verwer, spécialiste du comportement animal, constatent que garder les veaux avec leur mère apporte aussi de nombreux défis.
Photo : Radio-Canada
Aujourd’hui, après de nombreux essais et erreurs, il les garde ensemble pendant trois mois et la séparation se fait par étapes. Pendant une semaine, les veaux sont placés dans un enclos spécial et peuvent toujours téter la mère à travers une barrière. Après une semaine, on rajoute une autre barrière, et les veaux ne peuvent plus boire, mais ils peuvent encore voir leur mère et sentir son odeur. C’est une séparation graduelle.
D’autres producteurs ont recours aux anneaux antisuccion, une invention canadienne d’abord mise au point pour l’industrie bovine. Ces anneaux, qui empêchent l’action de téter, permettent aux veaux de rester au sein du troupeau et de ne pas être physiquement séparés de leur mère, ce qui réduit le stress.
À la recherche de réponses
Contrairement au Canada, la recherche dans plusieurs pays d’Europe sur les systèmes de contact vaches-veaux va bon train. La chercheuse Sigrid Agenas, de l’Université agricole de Suède, mène actuellement un vaste projet de recherche sur l’intégration des veaux dans des systèmes de traite automatisée. Le but est d’évaluer, entre autres, les impacts sur le rendement laitier, la santé des vaches et des génisses et leur fertilité à long terme.
Sigrid Agenas, chercheuse à l’Université agricole de Suède, se penche sur l’intégration des veaux dans des systèmes de traite automatisée.
Photo : Jenny Svennås-Gillner
Toutes les données de la science laitière actuelle proviennent de vaches qui ont été séparées de leur veau. Pourtant, un peu partout dans le monde, dans les zones plus arides comme l’Afrique subsaharienne, beaucoup de fermiers gardent les petits avec la mère. Donc, précise la chercheuse, il existe des solutions pour partager le lait entre les humains et les bébés animaux. Ce n’est pas nouveau, mais nous sommes les premiers à étudier cette approche à long terme.
L’une des questions avec lesquelles les agriculteurs et les chercheurs doivent composer, c'est la durée idéale du contact mère-veau. Sigrid Agenas étudie depuis 2019 des cohortes de veaux qui passent quatre mois avec leur mère. Ce système inspiré d’une ferme commerciale écossaise fonctionne bien
, dit-elle. Mais pour arriver à déterminer l’âge idéal de la séparation, elle a gardé pour la première fois cet été un groupe de veaux avec leur mère pendant… huit mois! Si le consommateur rejette la séparation précoce, il risque de demander : "Pourquoi quatre mois?" Nous voulons donc valider différentes hypothèses.
Pour l’instant, seulement une poignée de fermes suédoises ont adopté le système vache-veau et il n’existe aucune certification pour ce genre de produits dans le pays. La chercheuse rappelle toutefois que le présent n’est pas garant de l’avenir.
Le projet de recherche suédois est financé en partie par une grande fondation privée qui s’intéresse beaucoup aux dynamiques du marché laitier. L’enjeu économique est donc l’un des points cruciaux de la recherche de Sigrid Agenas. Ça ne peut pas être seulement une question de bien-être animal, il faut que ce soit ancré dans un contexte d’affaires. Comment un fermier pourra-t-il adopter cette façon de faire et survivre financièrement?
La professeure Sigrid Agenas et la postdoctorante Hanna Eriksson en compagnie d'une vache et de son veau au centre de recherche de la SLU.
Photo : Jenny Svennås-Gillner
Ces propos font écho à ceux que tient Marina von Keyserlingk de ce côté-ci de l’Atlantique. L’industrie a besoin que la science soit 20 ans en avance sur elle. Elle a besoin que nous, les scientifiques, fassions les erreurs en premier, car même si la production baisse, notre salaire ne s’en ressentira pas.
Changer une pratique que l'on connaît bien depuis des années, réaménager en partie les étables, tout cela demandera du temps, mais la chercheuse croit qu’on fait fausse route en ignorant le sujet.
Ce que je dis aux agriculteurs, c’est que ça va prendre du courage. Mais je crois qu’il faut commencer à en parler. Je suis convaincue que la population en général aime les fermiers et veut leur faire confiance. Personne ne s’attend à ce que tout change du jour au lendemain, mais les gens s’attendent à ce que les agriculteurs essaient chaque jour de s’améliorer.
Les veaux ne sont plus séparés de leur mère dans certaines fermes européennes.
Photo : Radio-Canada
Le reportage de Catherine Mercier est diffusé à l'émission La semaine verte le samedi à 17 h et le dimanche à 12 h 30 sur ICI TÉLÉ. À ICI RDI, ce sera le dimanche à 20 h.