Produits subventionnés : comment mettre fin au chaos ?
Jamais dans l’histoire moderne du pays, les Libanais n’en ont été réduits à se disputer le lait en poudre, l’huile et, dans une moindre mesure, le sucre. Même durant les pires moments de la guerre civile (1975-1990), les rayons des supermarchés regorgeaient de produits en tout genre, importés et locaux. Les prix renchérissaient certes, mais les affaires étaient florissantes. Il aura fallu que le dollar dépasse la barre symbolique des 10 000 LL, le week-end dernier, en pleine crise politico-économico-sanitaire, pour que les choses dérapent. Dans les supermarchés du pays, on assiste désormais à des bagarres entre clients, pour un sachet de lait en poudre ou quelques litres d’huile aux prix subventionnés. Les prix flambent, alors que les salaires perdent, tous les jours, de leur valeur. Plusieurs vidéos illustrant ce phénomène circulent et font le buzz sur les réseaux sociaux. Et, surtout, choquent profondément. À tel point que des mouvements de colère se multiplient, les Libanais bloquant de nouveau les routes en signe de protestation contre l’inflation vertigineuse et l’appauvrissement rapide d’une population déjà éprouvée.
Vendus... à peine placés sur les rayons
De manière générale, la demande sur les produits subventionnés par l’État est très importante. Le lait et l’huile sont particulièrement prisés, car faciles à stocker. « Même s’il est deux fois et demi plus élevé qu’avant l’effondrement de la monnaie nationale, le prix d’un produit subventionné est moitié moindre que s’il n’était pas soutenu par l’État, explique à L’Orient-Le Jour le directeur marketing du groupe Spinneys, Ralph el-Kahi. Dans ce cadre, l’huile et le lait, les deux produits les plus recherchés, sont régulièrement en rupture de stock. Quelles que soient les quantités délivrées par les distributeurs, ces produits peu périssables sont rapidement vendus, dès qu’ils sont placés sur les rayons. »
Loin des caméras, une famille sri lankaise souffre de la situation. Depuis que la crise financière s’est accélérée, il leur est impossible de se procurer du lait pour leur fils d’un an et demi, vendu uniquement en pharmacie. « La pharmacie de mon quartier m’a débouté. J’ai dû passer dans presque six pharmacies. Avec toujours la même réponse : pas de lait pour 3e âge. Mon fils n’a de lait que pour quelques jours », s’inquiète son père, travailleur étranger. Des milliers de familles, libanaises ou étrangères, se trouvent dans la même situation, obligées de supplier pour nourrir leurs enfants.
Le problème essentiel réside dans les quantités disponibles de produits subventionnés, nettement inférieures aux besoins du marché. Car la Banque du Liban a imposé de sévères restrictions aux transferts de devises, freinant de ce fait les importations. « Tout le monde veut des produits subventionnés. La demande est dix fois supérieure aux quantités disponibles. Et nous avons beau être déterminés à servir notre clientèle, nous ne parvenons pas à satisfaire sa demande », gronde Nabil Fahed, président du syndicat des propriétaires de supermarchés, évoquant une situation qui traîne « depuis un bon mois » au risque de « mettre en péril la sécurité alimentaire ». Un problème d’autant plus grave que les supermarchés étaient fermés durant 25 jours pour cause de confinement total. « Le bouclage prolongé a entravé le bon fonctionnement de la chaîne d’approvisionnement », déplore Ralph el-Kahi.
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Immanquablement, la situation s’est vue exacerbée par l’égoïsme de certains consommateurs, déterminés à se constituer des stocks de produits subventionnés. « Nous mettons des limites et rationnons, dans la mesure du possible, car nous avons le devoir d’assurer des aliments subventionnés à tous », réagit le directeur de Supermarko, Tarek Zeid. « La consigne est désormais d’autoriser un sac de sucre par personne. Il en est de même pour le lait et l’huile, si toutefois nous en disposons, car la marchandise nous est livrée au compte-gouttes », regrette le responsable. Une mesure que nombre de grandes surfaces tentent de faire appliquer, avec plus ou moins de succès, car « la clientèle tente de faire des stocks », lorsqu’elle en a encore les moyens.
Les grandes marques de lait sont livrées au compte-gouttes aux grandes surfaces. Photo A.-M. H.
Les petits commerçants exclus des subventions
L’opportunisme d’une partie de la clientèle fait aussi débat. « Les petits commerçants (boulangers, pâtissiers, épiciers, traiteurs) n’ayant pas droit aux produits subventionnés, ils essaiment les supermarchés pour en trouver », observe Nabil Fahed. « Nous avons récemment opposé une fin de non-recevoir à un client qui s’est avéré être un épicier de la région, précise Tarek Zeid. Il achetait uniquement de l’huile ou du lait à bas prix (subventionné) pour le revendre au double du prix. » Les stratagèmes sont légion. Pour ne pas être identifiés et reconnus, les resquilleurs envoient des proches, des amis. « L’un d’entre eux a mobilisé tous les concierges du quartier pour acheter des produits subventionnés en rupture de stock », raconte M. Zeid. Une situation qui a poussé nombre de points de vente à réserver discrètement les produits manquants à leurs habitués et d’autres à n’autoriser l’achat de produits subventionnés qu’à la condition que le chariot contienne aussi des produits non soutenus. D’autant que les denrées subventionnées constituent une perte sèche pour les grandes surfaces qui sont obligées de les vendre à un prix fixe. « Mesures illégales », rétorque Zouheir Berro, président de l’Association de défense des consommateurs.Dans ce contexte explosif de pénurie des produits subventionnés, revient sur le tapis la question de « la contrebande vers la Syrie, qui engloutit une importante quantité de marchandises à bas coût », selon Nabil Fahed. Une question d’importance au regard des professionnels de la grande distribution, mais difficilement quantifiable.
C’est dire combien les subventions étatiques posent problème, et pas seulement celles qui concernent les denrées alimentaires de base. À tel point que Zouheir Berro dénonce une « vaste blague ». « Ces subventions sont distribuées aux importateurs sur la base de l’équilibre confessionnel et du clientélisme politique », résume le syndicaliste qui fait état d’une mesure « au bénéfice des grands commerçants et des contrebandiers, plutôt qu’à la population défavorisée ». « Pourquoi alors les noix de cajou seraient-elles subventionnées ? » lance-t-il, en référence à ce produit de luxe qui n’a rien d’un aliment de base. Chiffres à l’appui, M. Berro rappelle que les subventions aux produits alimentaires, « lait, huile et sucre en tête, n’ont coûté à l’État que 250 millions de dollars ». « La grosse part revient aux carburants et aux médicaments dont une grande partie réapparaît à l’étranger, en Syrie, en Afrique notamment », affirme-t-il, révélant que les subventions à ces deux secteurs ont coûté au Trésor « non moins de 8 milliards de dollars ».
Deux huiles d’une même marque locale, l’une subventionnée, l’autre non. Photo A.-M. H.
Lever les subventions, une solution contre la contrebande
Quelle solution dans ce contexte ? « Changez le système ! Mettez fin à toutes les subventions sans exception et distribuez plutôt des cartes de débit aux familles les plus défavorisées. Cela ne devrait coûter qu’un milliard de dollars au Trésor et ça limitera la contrebande », martèle le syndicaliste qui dénonce la corruption et le pourrissement étatique. « Le consommateur souffre, les propriétaires de supermarché aussi », lance-t-il.
Pour mémoire
Les subventions généralisées touchent à leur fin. Et après ?
C’est dans ce cadre que le ministère de l’Économie a publié lundi un communiqué. S’il met en garde contre « les conditions imposées au consommateur » et « contre toute discrimination envers la clientèle », il n’en appelle pas moins à la « responsabilité » des consommateurs, les priant de « ne pas se ruer sur les marchandises subventionnées ». Dans les coulisses du ministère, on évoque en revanche « un plan sur lequel planche le ministre (sortant, NDLR) », Raoul Nehmé, pour trouver une issue à cette situation chaotique, « de pair avec les représentants de supermarchés ». « M. Nehmé est un fervent adepte d’une baisse graduelle des subventions, qui devrait s’accompagner d’une aide aux familles défavorisées », rappelle Nabil Fahed. Le ministre avait en effet présenté un projet dans ce sens, qui n’a jamais été adopté en Conseil des ministres. « Il est nécessaire de passer d’un régime de subventions de produits à un régime de soutien aux familles dans le besoin », soutient Ralph el-Kahi. Cela « évitera davantage d’incidents », espère-t-il.