Sexualité et cinéma : ces réalisatrices qui veulent changer l’image des femmes à l’écran
Female gaze.Depuis #MeToo, Time’s up et les récents mouvements au sein de l’industrie du cinéma qui questionnent la place des femmes, ce terme émergent a fait boule de neige. L’expression désigne le regard féminin. Elle s’oppose à l’historique male gaze, théorisé et dénoncé en 1975 par Laura Mulvey dans son articlePlaisir visuel et cinéma narratif :selon cette critique et réalisatrice féministe, le cinéma, phallocentré, propose majoritairement des personnages féminins passifs, accessoires à l’intrigue et codifiés par la société des hommes.
Notamment sur les questions de désir et de plaisir : la caméra suit le regard d’un personnage masculin sur le corps féminin, elle le déshabille, réduit la femme au rang d’objet sexuel, fétichise certaines parties de son corps… Le point de vue de la femme ? Il serait inexistant. Quarante-cinq ans plus tard, cette problématique n’est pas réglée et elle est revenue au cœur des débats.
Une nouvelle donne
Certes, des réalisatrices (Chantal Akerman, Claire Denis, Catherine Breillat, Jane Campion dans l’emblématique La Leçon de piano) et aussi des réalisateurs (David Lean, Todd Haynes…) ont filmé des héroïnes assumant pleinement leur désir et leur sexualité, mais leurs tentatives ont été marginalisées ou noyées dans la masse. Dans une industrie où les hommes représentent 75 % des cinéastes, la voix et le regard des femmes restent minoritaires. Plus pour longtemps, peut-être ?
Consciente de ces lacunes, désireuse de construire des modèles différents et multiples, une nouvelle génération de cinéastes entend redistribuer les cartes. Et déjà, la mutation s’opère. Iris Brey, universitaire et auteure deSex and the Series, lui consacre un livre intitulé Le Regard féminin : une révolution à l’écran(Éd. de l’Olivier, à paraître le 6 février). «La nouveauté en France, ce sont ces réalisatrices qui s’inscrivent, en pleine conscience et d’un même élan, dans un mouvement de réappropriation du corps féminin, en prise avec l’époque. Elles le revendiquent : la question de la représentation des corps et du plaisir féminin est aussi artistique que politique.»
Le credo de ces artistes ? Raconter d’autres vécus et expériences, filmer des femmes dominantes ou dominées si tel est leur choix, hétéros ou non, transgenres ou cisgenres (dont l’identité de genreest en concordance avec le sexe de naissance, NDLR), minces ou rondes, jeunes ou matures, et surtout en finir avec une sexualité féminine culpabilisante ou fatale ou criminelle et uniquement dictée par le fantasme masculin.
Déconstruire les clichés
DansUne fille facile, la réalisatrice Rebecca Zlotowskia ainsi renversé le paradigme en confiant à la sulfureuse Zahia Dehar le rôle d’une jeune femme qui utilise son corps comme un objet de pouvoir et de jouissance assumé. «Il y a une croyance, liée en partie à un héritage moyenâgeux, selon laquelle nous serions des forteresses imprenables : notre sexualité se conquerrait comme une place forte, observe la cinéaste. Mon film a pour vocation de déconstruire ce cliché en racontant qu’une femme qui va au-devant de sa sexualité est libre.» Rare mais pertinent, cet angle a troublé les rétrogrades, fâchés qu’une beauté si sexuée puisse être autre chose qu’un jouet, une ravissante idiote ou une victime. «On réclame aussi les réalisatrices à l’endroit de l’émotion, poursuit Zlotowski. Quand on ne filme ni larmes ni hystérie ni sentiments ni maternité, il y a "tromperie sur la marchandise".»
Montrer à l’écran une femme multiplier les aventures sans lendemain semble (encore) considéré comme saugrenu. Mais ces préjugés n’arrêtent plus les femmes auteures. Dans Tu mérites un amour, son premier film, l’actrice et réalisatrice Hafsia Herzi a brossé le portrait d’une trentenaire qui, après avoir été quittée, s’aventure sans culpabiliser dans d’autres bras masculins. «Elle assume ses envies et ne s’effondre pas en larmes après une aventure d’un soir. Pourquoi d’ailleurs en aurait-elle honte ? Pourquoi ne pas montrer le plaisir comme élément du quotidien ? Certains spectateurs ont trouvé mon approche scandaleuse : ils auraient préféré que le personnage se console avec un pot de crème glacée…»
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— Haruka T. Thu Jul 19 23:08:24 +0000 2018
En vidéo, "Portrait de la jeune fille en feu", la bande-annonce
Les femmes au cinéma œuvrent aujourd’hui pour présenter une vision plus large, plus subtile et surtout plus exacte d’elles-mêmes. À la télé, elles ont déjà amorcé ce changement de paradigme. Longtemps considérées comme un art mineur, pouvant donc se permettre d’accueillir des femmes dans leurs équipes créatives, les séries montrent l’exemple depuis une dizaine d’années en favorisant l’inclusion d’autres couleurs de peau, identités sexuelles, pratiques, morphologies. Fini la dictature du 36 et la culpabilité liée aux formes pulpeuses dansGirls, de Lena Dunham. Bienvenue à la transidentité de Maura dans Transparent,de Jill Solloway, ou aux amours lesbiennes dans The L Word, d’Ilene Chaiken.
Enfin, de nouveaux modèles émergent pour pallier les manques : comment, en effet, se construire quand personne ne vous représente à l’écran, quand l’identification est impossible ? C’est ce qu’expliquait Céline Sciamma à Madame Figaro à la sortie dePortrait de la jeune fille en feu (2019) : «Je n’ai jamais imaginé quel aurait pu être le film avec un homme et une femme. Je ne l’ai pas imaginé car, ce qu’on imagine, c’est sa propre histoire. Plus jeune, j’ai passé ma vie à m’identifier à des histoires d’amour qui ne parlaient pas de moi.»
Elle racontera donc l’histoire d’amour universelle et égalitaire entre deux femmes, préservée des regards censeurs ou culpabilisants et des fantasmes crapoteux sur l’homosexualité féminine. «Il est essentiel de multiplier supports et configurations identificatoires», selon Charles-Antoine Courcoux, enseignant et directeur du Centre d’études cinématographiques à l’université de Lausanne. «Le cinéma peut endosser un rôle crucial : donner corps à des réalités qui n’ont encore ni nom ni visage. Chez les hommes comme chez les femmes, il peut représenter des plaisirs compliqués, minoritaires, multiples, contradictoires, en dehors des normes supposées, ou même interroger ces normes.» Et, par là, donner à voir et à réfléchir aux spectateurs encore nourris des stéréotypes du male gaze.
Rétablir l’équilibre
DansVictoria (2016) et dans Sibyl (2019), la réalisatrice Justine Triet déconstruit ainsi les mythes dominants avec des héroïnes complexes, imparfaites, indépendantes et déterminées par leur propre désir, y compris dans les rapports sexuels. La caméra n’adoptait alors que le point de vue de Sibyl dans cette scène où l’héroïne, à califourchon sur son amant, se masturbait, guidant alors l’acte avec un homme à l’écoute de son plaisir - et objétisé, d’une certaine façon. C’est là aussi l’un des autres enjeux : porter des regards différents sur la sexualité, la sensualité et la virilité des hommes, démocratiser leur nudité sans la rendre gratuite.
Autrement dit : rétablir l’équilibre et faire cohabiter le female gazeet une vision d’hommes modernes, désireux de refléter des réalités débarrassées des clichés patriarcaux. Les schémas obsolètes et réducteurs et la pornographie ne seront ainsi plus les seuls outils d’éducation. «Beaucoup de femmes n’ont pas encore accès à leur corps, leurs fantasmes, leur jouissance, car ce n’est pas assez montré, conclut Iris Brey. Donner à voir une femme qui jouit sur les écrans, c’est aujourd’hui le geste politique ultime.»
Trois regards féminins qui comptent selon Iris Brey
Wonder Woman de Patty Jenkins (2017)
Première femme à avoir réalisé un blockbuster superhéroïque, Patty Jenkins a imaginé une héroïne indépendante, forte, élevée loin des hommes. Aussi, quand dans une scène Wonder Woman aperçoit le corps dénudé de son futur amoureux lors de leur première entrevue, elle n’en a que faire. «Le désir est construit par ce qu’on nous apprend : éduquée par des femmes, cette héroïne se fiche de ce sexe qui ne représente rien pour elle. Un pied de nez à la "toute-puissance" masculine.»
Girlsde Lena Dunham (2012-2017)
Actrice et créatrice de la série, Lena Dunham a révolutionné la représentation des femmes aux États-Unis. «Elle ne correspond pas aux canons de beauté habituels, elle a montré d’autres corps désirables et désirants, a filmé la nudité sans la sexualiser, s’est mise en scène au lit avec un super beau gosse…»
Portrait de la jeune fille en feude Céline Sciamma (2019)
«Sans jamais filmer de scènes de sexe, au sens propre du terme, entre ses deux héroïnes, Céline Sciamma capte leur trouble dans chaque plan et questionne la façon dont le désir se construit : dans le geste d’une main, la beauté d’une nuque, un regard qui s’attarde…»