Post-Covid, la mode se vit sous subculture acid - Les Inrocks
Les créateurs et les créatrices vont puiser dans les raves des années 1990 couleurs et silhouettes pour une réflexion sur le corps et la liberté imaginant les tendances de demain, celles du monde d’après.
Un parcours fiévreux et incertain débute dans une forêt bleue. Le regard s’attache aux tissus colorés, puis se perd dans une épaisse brume orangée, s’en remettant aux mouvements de silhouettes vibrant au rythme d’une musique happante : malgré la barrière de l’écran, le défilé numérique Koché nous immerge dans une rave libertaire.
Intitulé Bird of Paradise, présentant la collection automne-hiver 2021, le film convoque les sens et réactualise les codes vestimentaires hétéroclites des teufs acid house des années 1990 : combinaisons de velours zébrées surmontées de capes noires, hoodies ornés de broderies et de plumes de coq, jeans délavés et robes fluo habillent des corps aux contours dilués dans l’euphorie de la danse.
Alliages esthético-pratiques et effronterie kitsch
Une immersion dans un temps révolu, où les acid kids changeaient de tenues au rythme des raves, alliant confort et spectaculaire pour danser des jours durant. “Contrairement à ceux qui s’engagent dans une seule communauté, la subculture des clubs acid des années 1990 célèbre la multiplicité des identités. Plutôt que de vivre dans la peur du présent, les clubbers s’extraient du placard et exaltent des artifices variés”, écrivait l’anthropologue Ted Polhemus dans son ouvrage Style Surfing: What to Wear in the 3rd Millennium (1996).
Ces looks post-subculture aux couleurs acides et les imprimés psychédéliques se retrouvent dans les tops munis de cordons de resserrage, portés avec de larges pantalons, chez l’Irlandais Rory Parnell Mooney.
Les teintures jaune et violette des hauts en tricot et fines robes moulantes fonctionnelles d’Ottolinger rappellent, elles, les alliages esthético-pratiques de ces enfants terribles, tandis que les mailles multicolores du vestiaire unisexe de Wataru Tominaga osent l’effronterie kitsch.
De quelle couleur sera la fête de demain ? Alors que le monde est à l’arrêt, c’est dans les réminiscences hautes en couleur de chorégraphies saccadées que l’industrie de la mode forge une réflexion autour du corps et de la liberté aujourd’hui restreinte.
Culture marginalisée
La particularité de la subculture acid ? Une initiation au corps déliée des scènes marchandes, passant par des danses libérées des normes sociales. Introduite en Grande-Bretagne durant l’été 1987, l’acid house trouve ses racines dans les clubs gays noirs de Chicago.
Culture marginalisée, elle suscite rapidement la méfiance ; son introduction sur le sol britannique s’accompagnera d’un sentiment de panique. Les corps de ses adeptes portant des T-shirts arborant des smileys deviennent les silhouettes à abattre, réprimées par Margaret Thatcher.
“La corporalité partagée à travers l’expérience du vêtement rattaché à l’euphorie de la fête a toujours marqué les créateurs”, notait Joanne Entwistle et Elizabeth Wilson dans Body Dressing (2001).
Ainsi les rituels acid trouvent des traductions diverses dans la mode “techno, primal, positive, tribal” – dixit la marque Cassette Playa –, dans le SM-pop de Walter Van Beirendonck ou encore dans les obsessions subculturelles de Raf Simons.
En 1997, ce dernier mettait en pixels une jeunesse en quête de fêtes dans une vidéo pour sa collection Teenage Summercamp. En 2020, ces jeunes ont muté chez Balenciaga en personnages de jeux vidéo annonçant un nouveau monde de la mode.
Une mode stroboscopique
La mode rappelle qu’elle est le lieu des métamorphoses, à l’instar des trips sous acide. En guise d’exemple, dans le chaos du Brexit, le jeune créateur britannique Matty Bovan met en scène une collection aux couleurs psychédéliques, où les frontières entre les corps et les pièces vestimentaires scintillantes s’estompent, formant des créatures fantasques.
“Dans les raves, l’abstraction d’un effet stroboscopique, où les couleurs et imprimés des vêtements se mélangent, laisse place à une expérience visuelle intense, où l’œil ne peut se fixer. Les corps échappent à l’identification. La survisibilité les invisibilise”, nous explique la philosophe Marie Schiele.
Si le vêtement des acid kids leur permet de jouer entre visibilité et invisibilité, leurs multiples renaissances permettent à la mode d’articuler exubérance et pratique.
A l’image de tribus marginalisées, le futur de la mode sera-t-il – comme la philosophe américaine Donna Haraway l’espère pour le monde de demain – porté par “de nouveaux corps, de nouveaux narrateurs humains et non humains, de nouveaux possibles surtout, qui fabriquent un avenir conscient […] fait d’alliances, de soins et de secrets” ?