Jacques-Alain Miller, Docile au trans - La Règle du Jeu - Littérature, Philosophie, Politique, Arts
L’orage a éclaté. La crise trans est sur nous. Les trans sont dans les transes (faisons-la tout de suite, celle-là, elle était attendue) tandis que chez les psy, pro-trans et anti-trans s’empoignent avec l’entrain des partisans du Gros Bout et du Petit Bout dans Gulliver.
Je plaisante.
Justement, quelle indécence que de plaisanter, rire et se moquer, quand les enjeux de cette guerre des idées sont les plus sérieux qui soient, et qu’il en va rien de moins que de notre civilisation, et de son fameux malaise, ou inconfort, diagnostiqué par Freud au tout début des années 30 du dernier siècle. Le mode satirique convient-il à une matière si grave ? Certainement pas. Aussi fais-je amende honorable. On ne m’y reprendra pas.
J’ai écrit « guerre des idées. » C’est le titre du dernier livre d’Eugénie Bastié. Il m’est revenu inopinément. Je ne crois pas qu’on y trouve une seule fois le mot « trans ». L’ouvrage se termine sur l’actualité du féminisme radical et de la guerre des sexes. Vu que cette jeune et jolie mère de famille est aussi la plus futée des journalistes, il est assuré que le déclenchement de la crise française des trans est postérieur à l’écriture de l’ouvrage. Retrouvons la date de la sortie en librairie, et nous saurons que, trois mois auparavant, cette crise n’était pas encore perceptible à un regard médiatique aussi aiguisé que celui d’Eugénie B.
Voyons voir. J’ai précommandé par Amazon La guerre des idées. Enquête au cœur de l’intelligentsia française, et j’ai été livré le 11 mars. Donc, au début de cette année, le trans n’était pas encore entré dans ce que l’auteur, auteure, autrice, appelle « le débat public. » Il était invisible, ou invisibilisé, pour employer un mot cher aux chers décoloniaux et autres wokes. Ou alors, peut-être étions-nous tous, non pas des auteurs, auteures, autrices, mais bien des autruches ?
Encore un jeu de mots ! Je suis relaps ! Incorrigible ! Je plaide coupable. Mais avec circonstances atténuantes : une enfance difficile, une addiction au signifiant, des influences pernicieuses. Je ne saurais aller plus avant dans la question trans sans plaider ma cause.
Le plaidoyer pro domo
Dès tout petit, j’aimais jouer avec et sur les noms et les mots. Par exemple, Gérard, mon frère cadet, je l’appelais Géraldine. Il n’est pas devenu trans pour autant, et il arbore aujourd’hui sa barbe sur toutes les télévisions. Je me suis adonné à la lecture depuis mon plus jeune âge, et quels furent mes premiers livres favoris ? Le Voyage au centre de la terre, de Jules Verne, et Le Scarabée d’or, d’Edgar Poë, deux histoires de message secret à déchiffrer. J’ai adoré les listes de Rabelais, les farces de Molière, les bouffonneries de Voltaire, les litanies de Hugo, les absurdités d’Alphonse Allais (non la « philosophie de l’absurde » de Camus), Les Caves du Vatican, de Gide (non Les nourritures terrestres), le « cadavre exquis » des surréalistes, les « exercices de style » de Queneau et compagnie.
Quand je sus le latin, je lus les classiques, bien obligé, mais chérissais en secret les satires de Juvénal. N’étant pas helléniste (mon père avait exigé que j’apprenne l’espagnol, « si répandu dans le monde »), je ne lisais Lucien de Samosate qu’en français. Je ne manquais jamais dans Le Canard enchaîné les contre-pétries de « L’Album de la Comtesse ». J’ai lu très tôt le livre de Freud sur le Witz.
J’étais donc peu porté à l’esprit de sérieux. Je ne respectais personne, que les grands écrivains, les grands philosophes, les grands artistes, les grands guerriers et hommes d’État, ou plutôt personnalités d’État, les poètes et les mathématiciens. J’avais même conçu comme Stendhal « de l’enthousiasme » pour les mathématiques, il me venait peut-être à moi aussi de « mon horreur pour l’hypocrisie. »
Puis, à l’âge de vingt ans, j’eus le malheur de tomber dans les rets d’un médecin, psychiatre, psychanalyste, de 63 ans, connu comme le loup blanc pour être un mouton noir. Il devint au fil du temps une brebis galeuse (transition !). Il habitait un entresol sombre et très bas de plafond, un terrier, un véritable antre, dans un immeuble du VIIe arrondissement où avait vécu le banquier d’Isidore Ducasse, ce qui fait que c’est le seul lieu de Paris dont on est sûr qu’il reçut la visite de Lautréamont. Le Dr Lacan, car c’est de lui que je parle, faisait grand cas du fait. Il me l’apprit la première fois qu’il me reçut dans son cabinet, dont l’exiguïté rendait impossible toute « distanciation sociale » entre les corps, obligeait à une proximité oppressante.
Ce personnage irrégulier, hors-norme, ne cachait pas son jeu. Mon horreur stendhalienne pour l’hypocrisie ne trouvait rien à lui reprocher. C’était un diable à visage découvert, qui se moquait ostensiblement de tout, entendez de tout ce qui n’était pas lui et n’était pas sa cause. À l’ère de la bienveillance, il ne se gênait pas pour dire à son Séminaire : « Je n’ai pas de bonnes intentions. » La seule fois où il parla à la télévision française, à une heure de grande écoute, il dit, parlant de l’analyste comme d’un saint : « (…) se foutre aussi de la justice distributive, c’est de là que souvent il est parti. » Il poussa l’impudence jusqu’à se vanter en public, peu de temps avant sa mort, d’avoir passé sa vie à « être Autre malgré la loi. » Comble d’infortune pour moi, non seulement il m’abrita sous son aile, aile noire, aile démoniaque, mais je devins son parent : il m’accorda la main de l’une de ses filles, celle qui avait comme de juste la beauté du diable, et qu’il avait prénommée Judith, jouant là aussi cartes sur table : l’homme qui jouirait d’elle devait savoir qu’il le payerait d’un destin digne d’Holopherne.
Comment m’attrapa-t-il ? En me mettant entre les mains Les Fondements de l’arithmétique, de Gottlob Frege, Die Grunlagen der Arithmetik, 1884, élaboration logiciste du concept du nombre (selon lui, l’arithmétique avait pour base la logique.) Lui-même, Lacan, s’était évertué trois ans auparavant à démontrer à ses followers la similitude qui existait entre la genèse dynamique de la suite des entiers naturels (0,1,2, 3, etc.) chez Frege et le déroulé de ce que lui-même appelait une chaîne signifiante. « Ils n’y ont entravé que pouic – me dit-il – voyons si vous ferez mieux. » Mon exposé simplet me valut un triomphe parmi les psychanalystes, ses disciples, et suscita simultanément bien des jalousies de leur part : « Mais comment a-t-il fait ? Et dire qu’il n’est même pas en analyse ! » Et je n’étais même pas encore « le gendre », bien qu’une idylle se soit nouée, discrète, entre Judith et moi.
Philippe Sollers, prince des Lettres qui commençait de suivre le Séminaire de Lacan, « charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi », me demanda mon texte pour sa revue Tel Quel. J’eus le front de le lui refuser, voulant le réserver au premier numéro, ronéoté à l’École normale, des Cahiers pour l’analyse, que je venais de fonder avec trois camarades, Grosrichard, Milner et Regnault. Un quatrième, en revanche, Bouveresse, membre du même Cercle d’épistémologie, fulminait encore vingt ans plus tard, passé prof au Collège de France, contre le culot que j’avais eu de lacaniser le sacro-saint Frege des logiciens. Derrida, quant à lui, mon caïman (répétiteur)de philosophie, faisait la moue : il jugeait ma démonstration absconse (il était peu ferré en logique mathématique). Curieusement, par des voies que j’ignore, mon petit exposé de rien du tout, intitulé « La suture », devint aux États-Unis un classique des études cinématographiques (?).
Ainsi allait le monde au moment où le structuralisme sévère de Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss passait à l’état d’épidémie intellectuelle à Paris et alentours. L’épisode fit ma réputation, celle d’un génie précoce des études lacaniennes. Je fus à jamais épinglé comme un papillon sur l’album de l’intelligentsia parisienne : Papilio lacanor perinde ac cadaver. C’est ainsi que je me retrouvai à la merci de Jacques Marie Émile Lacan, grand pécheur d’hommes devant l’Éternel.
Cinquante ans après les faits, il est temps que Metoo je passe aux aveux. Horresco referens, c’est affreux à dire, mais je fus, des années durant, victime de la part de mon beau-père, d’abus d’autorité innommables et incessants, tant publics que privés, constitutifs d’un véritable délit d’inceste moral et spirituel. Je cédai à plus fort que moi. Je consentis même – la honte ! comme dirait Adèle Haenel – à y prendre un certain plaisir, un plaisir certain. Je restai divisé à jamais.
Le monstre ayant passé l’arme à gauche voici quarante ans, les poursuites que j’entamerai n’auront qu’une portée symbolique, mais ô combien décisive pour me panser les plaies de l’âme et réparer les dégâts faits à mon estime de moi.
Je réserve aux autorités judiciaires les détails du témoignage que j’apporte. Mais je veux qu’on le sache : comme c’était la poussière qui le composait qui parlait par la bouche de Saint-Just, bravant la persécution et la mort, n’oublie pas, lecteur, que c’est a proud victim, une victime orgueilleuse, qui parle par la mienne. « Mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. »
Revenons à nos trans. Ce sont des victimes. Comme moi.
La révolte des trans
Il faut croire que les dirigeants actuels de l’École de la Cause freudienne, qui fut jadis portée par moi et par les miens sur les fonts baptismaux avant d’être adoptée par Lacan, avaient le nez fin, puisqu’ils invitèrent à prendre la parole aux Journées annuelles 2019 de l’École, dans le Grand Amphithéâtre du Palais des Congrès à Paris, le fameux trans Paul B. Preciado, coqueluche des médias woke, qui accepta de bonne grâce.
Pourquoi cette invitation inédite qui fit sursauter le milieu psy ? La crise trans n’avait pas encore éclatée, mais elle était prévisible. En effet, à prendre les choses de haut, à suivre sur la longue durée le processus qui culmine aujourd’hui en France dans la révolte des trans, que voyons-nous ?
Disons vite. Il faut se souvenir que les malades, nos patients, tout ce peuple en souffrance qui se présentait pour être pris en charge par des soignants – quels qu’ils soient : infirmiers, médecins, pharmaciens, chirurgiens, dentistes, acuponcteurs, ostéopathes, kinés, psychiatres, psychologues, psychothérapeutes, jusqu’aux psychopompes, sans compter les rebouteux, voyantes, sorcières, si profondément scrutées jadis par une Jeanne Favret-Saada alors lacanienne dans une étude mémorable, les marabouts, guérisseurs, désenvoûteurs, etc., sans nous oublier nous autres, not least, les psychanalystes, lacaniens et autres – cette masse, donc, de demandeurs de soin était restée médusée durant des millénaires devant le « savoir-pouvoir » (Foucault) des dispensateurs de soin. Elle n’avait droit qu’à se taire, sauf chez les psy, bien sûr, et autres charlatans de tout poil.
Un paradigme nouveau fit son apparition après WW2. On leur souffla, à ces dominés, jour après jour, année après année, gouvernements de gauche, gouvernements de droite, gouvernements du centre : « Parlez ! Ne vous laissez pas faire ! Vous avez des droits. Pour être malades, vous n’en êtes pas moins citoyens. Faites comme tout le monde :plaignez-vous ! revendiquez ! demandez des comptes ! faîtes-vous rembourser ! faîtes-vous dédommager ! C’en est fini de la dictature sanitaire ! Place à la démocratie sanitaire ! »
« Que pensez-vous qu’il arriva ? »
« Que pensez-vous qu’il arriva ? » Le peuple obtempéra : il se révolta. Les « trans » et leurs alliés reçurent le message cinq sur cinq, et ils le poussent maintenant jusqu’à ses conséquences dernières. Souvent, pour s’insurger, il faut un encouragement, voire une injonction venue d’en-haut, en provenance du Grand Quartier Général. Exemple : la Révolution culturelle chinoise. Ce sont les directives du président Mao qui firent se former à travers l’immense pays les bandes de Gardes rouges qui mirent le souk dans toute la société.
En France, les pouvoirs publics firent de leur mieux pour, mirent tout leur cœur à, dégommer l’antique « sujet supposé savoir » qui régissait l’ordre médical. Que se passe-t-il ? Le S puissance 3 se retrouve à la ramasse, démonétisé, lacéré, essoré, torturé, mis à genoux, coiffé d’un bonnet d’âne, traîné dans les rues sous les lazzis, jeté par la fenêtre. Il tombe tel Humpty Dumpty au pied du mur derrière lequel étaient parquées les populations souffrantes, et le voilà en mille morceaux, Humpty. Le mur à son tour s’effondre. Les prisonniers se font la belle. C’est partout la Nuit du 4 août, la fin du privilège médical et soignant. Et l’ordre fit plouf ! – qui jadis, et encore naguère, cahincaha, prévalait dans les affaires de cul.
Humpty Dumpty sur son mur
Humpty Dumpty sat on a wall.Humpty Dumpty had a great fall.All the king’s horses and all the king’s menCouldn’t put Humpty Dumpty together again.
Humpty Dumpty était assis sur un murHumpty Dumpty fit une grande chuteTous les chevaux du Roi, ni tous ses hommesNe purent remettre Humpty Dumpty entier
Le respect et la gentillesse
Dans les affaires de cul, c’est-à-dire, dans le champ de la sexualité si vous préférez parler gourmé, c’est maintenant le bordel. Tout y est désormais sans dessus dessous. La Butler et ses Ménades y ont mis un bazar pas possible. J’ai cuisiné Éric Marty trois bonnes heures, je ne suis pas arrivé à bout des mystères du gender. Les Mystères de Pompéi, c’est de la petite bière, à côté. En somme, ils se résument à : « Le phallus, vous dis-je. » « Phalle, tu guideras nos pas », comme jadis Zimmerwald. Mais le gender ? Foin de boussole. Tout le monde perd le nord. Plus dupes de rien, les gens errent. C’est la nuit où tous les chats sont gris, comme dans l’Absolu de Schelling moqué par Hegel. Il n’empêche que tout le monde en parle. Tout le monde a son idée. Le genre est désormais une évidence du « sujet contemporain. »
Mon petit-fils, le dernier des Miller, le plus jeune héritier du nom, 16 ans, militant écolo, fondu de physique mathématique et de La recherche du temps perdu, me fait la leçon sur le gender. Il a en classe des copains trans. Voici un demi-siècle, j’étais dans le même lycée, au même âge, et il n’y avait pas de trans parmi nous, tout au plus un ou deux dandys un peu androgynes sur les bords qui se dandy-naient pour amuser la galerie. Nous étions entre garçons. Pas de filles, pas de trans. Ma génération avait encore porté la blouse en classe de huitième. On écrivait avec une plume Sergent-Major, le stylo-bille était proscrit. C’était le Moyen-Âge.
Le petit-fils : « Tu ne dois pas dire, Jacques-Alain, qu’il est devenu fille. C’est vexant pour lui. Non, il est une fille. – Et quand ton grand pote si bien coiffé te dit qu’il est une fille, tu fais quoi ? – J’accueille ce qu’il me dit avec respect et gentillesse. » Fermez le ban. « No pasaran ? » Ils et elles han pasado, sont bel et bien passé(e)s. « E pur si muove ! » (la phrase est apocryphe), ce qui veut dire : en dépit de toutes les inquisitions, de toutes les démonstrations, le gender, ça tourne ! Une chatte n’y retrouve pas ses petits ? Ce n’est pas un problème. Moins c’est clair, mieux ça fonctionne, justement. Et ça emporte tout sur son passage.
MGTOW
La politique nationale de santé publique depuis 1945 a frayé la voie à la révolte des trans. Une chronologie est à reconstituer, étape par étape. Avant d’épiloguer sur les causes de l’événement, surtout n’écartons pas les faits – à la différence de Jean-Jacques dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. C’est, je crois bien, l’écrit que j’ai le plus relu dans mon adolescence, entre 14 et 18 ans. Le titre ré-émergea durant mon analyse, dans un rêve, sous la forme : « …de l’inégalité entre les hommes et les femmes. » L’inconscient m’avait interprété. Occasion pour l’analysant que j’étais d’un rire inextinguible, suivi de la reconnaissance chez lui d’un machisme dissimulé derrière le parti-pris de la mère. Dans mon enfance en effet, quand mon père faisait pleurer ma mère qui souffrait de son donjuanisme compulsif – qu’il conserva comme Swann jusqu’à sa disparition, à 93 ans –, je penchais décidément de son côté à elle, j’étais le petit Chevalier blanc à sa maman.
Le fantasme chevaleresque chez l’homme a été depuis lors épinglé et classifié. White Knight est devenu dernièrement outre-Atlantique une expression servant à stigmatiser les sauveurs de femmes en détresse, et tous ceux qui se déclarent partisans de la gender equality pour, en sous-main, céder tous les privilèges à la gent féminine. Ce ne sont pas des cliniciens qui ont isolé le phénomène, mais des militants mâles, défenseurs d’une virilité menacée, croient-ils, par les progrès du féminisme. Ils sont regroupés dans le mouvement masculiniste MGTOW, pour Men Going Their Own Way – à peu près : « Des hommes qui suivent leur propre chemin. »
Le mot « Way » a tout son poids. On se souvient de Sinatra crooner susurrant My way. Il y a aussi l’expression idiomatique américaine, « My way or the highway ». On traduit : « C’est à prendre ou à laisser », « Tu fais comme je dis ou tu dégages », etc. L’expression a donné son titre à la chanson d’un groupe dit de pimp-rock (rock des maquereaux). MGTOW, c’est en quelque sorte le Tao des machos.
Le groupe des macs s’appelle Limp Bizkit, et j’apprends en interrogeant Google que ce nom est une déformation de Limp Biscuit, soit « Biscuit mou. » Hautement suggestif. Avoir le biscuit mou signifie sans doute pour un mac l’horreur, le chômage, la honte. Cette nomination est donc apotropaïque : on conjure la malédiction du seul fait de l’assumer with pride. C’est ce que les homos ont fait avec l’insulte « queer. »
Il y a plus : en consultant The Urban Dictionary, dont la lecture m’est toujours un plus-de-jouir en raison de l’extraordinaire inventivité de la parlure de rue aux États-Unis, je tombe sur l’expression Penis biscuit, qui désigne une certaine pratique mettant en jeu le prépuce. Allez-y voir par vous-même, car, comme on faisait jadis afin de voiler les obscénités, je ne pourrais reproduire la définition sans la traduire en latin, et ma khâgne étant fort loin, je n’ai plus tout de suite à ma disposition le vocabulaire qu’il faudrait.
Toujours est-il qu’il suffit de suivre sur le Web mgtow.com, le site chargé de diffuser la philosophie du mouvement et ses principales activités, pour vérifier qu’il développe bien, comme le dit Wikipédia, une idéologie misogyne, antiféministe et haineuse. Nous n’en avons pas encore l’équivalent en France.
Je ne vois que le discours d’un Zemmour qui pourrait passer, à la rigueur, pour la préfiguration d’un tel mouvement, ou plutôt pour l’expression du désir qu’il existe. Mais le polémiste français reste un masculiniste timide, qui est loin de manifester à l’endroit des femmes la détestation – très argumentée, il faut le reconnaître – qu’il voue aux minorités de couleur qui à ses yeux infestent le pays et le conduisent à la ruine. Il voit dans les Français musulmans de futurs dominants, et il fait trembler la majorité koufar en lui prédisant qu’elle deviendra inexorablement minoritaire. Ce qui est sensible, c’est que sa rhétorique est calquée sur celle de ces décoloniaux, gens du genre et woke qu’il voue aux gémonies. Il se contente de l’inverser. C’est l’époque qui veut ça : la même structure de pensée s’impose à tous, à vous, à moi. C’est l’esprit du temps, le Zeitgeist.
L’axiome de suprématie
Si je m’attarde sur MGTOW, c’est qu’on voit à l’œuvre dans ce mouvement, et comme à découvert, plusieurs des axiomes constitutifs du paradigm shift des temps nouveaux. Le mot est de Kuhn, l’idée doit beaucoup à Foucault, lequel en est lui-même redevable à Koyré, je ne remonte pas plus haut.
Quelle est la notion initiale de ce changement de paradigme ? Disons par hypothèse que c’est l’injustice distributive. Cette notion très ancienne prend ici la forme de ce que j’appellerai l’axiome de suprématie. Il est entendu que la société est de fond en comble structurée par une matrice de domination, la domination étant une relation asymétrique entre deux puissances de signe opposé (binarisme !). Avec MGTOW, ce ne sont pas les capitalistes et les prolétaires, ni les élites et le peuple, ni les Francs et les Gaulois, que sais-je encore, ce sont plus simplement les femmes et les hommes.
Selon MGTOW en effet, ce sont les femmes qui tiennent le haut du pavé dans la société. Celle-ci tourne à leur profit exclusif, et au détriment des hommes. Elles ont, chevillés au corps, le désir et l’intention de gruger, spolier et châtrer les hommes (Lacan, avouons-le, est parfois allé dans ce sens, mais chut ! je ne lancerai pas ça sans moult précautions).
Dès que l’on décide de les recenser, les preuves de la suprématie féminine sont innombrables : lors des divorces ou des séparations, les tribunaux avantagent régulièrement le deuxième sexe ; sur la foi accordée les yeux fermés à la parole féminine, les hommes se voient imputer sans preuve des harcèlements, des incestes et des viols, tandis qu’il n’y a personne pour rédimer l’innocence masculine outragée. Tout conspire à déprécier, ridiculiser et chasser les valeurs viriles.
Chez nous, un Alain Juppé – le bien-nommé par antiphrase – a pâti des années durant d’avoir clamé jadis, alors qu’il était premier ministre : « Je suis. droit dans mes bottes. » J’eus l’occasion de lui dire un jour de vive voix dans son bureau de la mairie de Bordeaux – où je venais lui demander son aide pour contrer les entreprises d’un hiérarque de son parti qui voyait dans le fait qu’il n’y avait pas de diplôme d’État de psychanalyse un « vide juridique » à combler – que l’époque ne permettait plus à un homme politique de jouer les fiers-à-bras en parlant de ses bottes et de son « se tenir droit » comme un phallus érigé, alors que le Nom-du-Père avait depuis longtemps déjà quitté l’affiche de nos sociétés pour se voir remplacé par le Désir de la Mère. Quelques années plus tard, le psychanalyste-journaliste Michel Schneider, bien qu’anti-lacanien rabide, devait excellemment baptiser d’un surnom orwellien le signifiant métaphorique : Big Mother.
En Macron, la France devait élire il y a quatre ans un fils à maman de la plus belle eau, marié très clairement au-delà de l’Œdipe.
L’axiome de séparation
Est-ce à dire que, désormais, tout ne sera que bienveillance, douceur, tendresse, en un mot, care ? Ce mot anglais que l’on traduit par soin, englobe prudence, awareness, prendre conscience des choses, se rendre compte, l’attention donnée à l’exécution d’une tâche, procurer à un vivant les moyens de se perpétuer dans l’être, etc.
Est-ce à dire que l’on sortira de la logique suprématiste par des moyens pacifiques et légaux, gentiment, par diplomatie et transaction, par la palabre, en parlementant et négociant avec les dominants ?
Cela a existé. Pensons à la « révolution de velours » de 1989 en Tchécoslovaquie, la sametovà revoluce. Ou encore à la sortie en douceur de l’apartheid en Afrique du Sud, qui valut à Nelson Mandela et au leader de la minorité blanche anciennement dominante, Frederik De Klerk, de recevoir conjointement le Prix Nobel de la paix en 1993. Pour remonter plus haut dans le temps, le mouvement américain des droits civiques dans les années 60 avait pour chant de guerre le protest song We shall Overcome, Nous triompherons, mais son inspiration n’en était pas moins non-violente, humaniste et universaliste, comme le manifestait le negro spiritual Kumbaya, my Lord, appel à Dieu à revenir (kumbaya est une corruption de come back) pour venir en aide aux intéressés, répondre à leurs besoins, take care en somme.
Cela a existé, mais c’était avant le paradigm shift. Depuis lors, s’est irrésistiblement imposé le second axiome, que je dirais de séparation. Que dit-il ? Il stipule des choses comme celles-ci : « Tu n’auras pas de relations amènes avec la partie adverse. Tu iras ton chemin. Tu ne pactiseras point. Tu chériras comme toi-même, non pas ton prochain, mais ton semblable. Tu aimeras le même comme toi-même. Tu fuiras l’autre comme Satan. Qui se ressemble s’assemble. Que nul n’entre ici qui dissemble. »
Si je voulais faire plaisir à mes amis argentins, je dirais qu’il s’agit de l’axiome Perón. En effet, parmi les grands principes énoncés par l’époux d’Evita, il y avait celui-ci : « No hay nada mejor para un peronista qué otro peronista. » Quel nom propre pourrait être assigné à l’axiome de suprématie ? Aucun nom de marxistes. Non, ce pourrait être l’axiome Gobineau.
Sous l’emprise de l’axiome de séparation, nombre de membres du MGTOW vont jusqu’à s’abstenir de tout commerce sexuel avec le sexe opposé, afin d’éviter de s’exposer aux désagréments qui attendent ceux qui collaborent avec l’ennemi, en particulier ces allégations mensongères dont sont familières les mégères de #Metoo.
Le Génie lesbien d’Alice Coffin, qui fit faire un haut-le-corps à presque toute l’opinion éclairée du pays à la rentrée dernière, c’est seulement MGTOW inversé : FGTOW, en quelque sorte. Rien que de très classique.
Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome,Et, se jetant, de loin, un regard irrité,Les deux sexes mourront chacun de leur côté.
Vigny avait déjà à sa façon ce concept du « monosexuel » où Foucault, les dernières années de sa vie, plaçait tous ses espoirs de bonheur, et d’où il tirait sa joie de vivre, comme démontré par Éric Marty dans Le Sexe des Modernes. La Coffin a eu le mérite de prêter sa voix à ce qui se chuchote depuis des temps immémoriaux dans les cercles lesbiens les plus respectables et les mieux établis. Le nouveau, c’est que ces propos jadis murmurés à l’oreille des copines viennent maintenant à être vociférés en public et sur toutes les ondes. Pourquoi cette tolérance nouvelle à l’intolérance ? Parce que nous vivons sous le régime de l’axiome de séparation.
Et quand Tartuffe et Tartuffa se récrient, crient à l’attentat : « Mon dieu, qu’on nous épargne les goûts dégoutants de ces gouines ! », que leur répondre, sinon : « Zappez, T et T, zappez, bon dieu, si ça vous révulse autant que ça ! Restez entre vous ! »
Valerie Solanas avait déjà tout dit dès 1967 dans le SCUM Manifesto : « La “vie“ dans cette “société“ étant, au mieux, terriblement ennuyeuse, et aucun aspect de la “société“ n’étant pertinent pour les femmes, il ne reste aux femmes engagées, responsables et aventurières, que la possibilité de renverser le gouvernement, d’éliminer le système d’argent, d’instituer l’automatisation totale, et d’éliminer le sexe masculin. » Et pan ! Et pan ! Et pan ! elle tire trois coups de revolver sur Andy Warhol, le pauvre. Il faillit y passer, et vécut sa vie durant dans la terreur de Solanas. Elle, elle écopa d’une évaluation psychiatrique et de trois ans de prison. Elle mourut à San Francisco en 1988. Dans cette même ville, sa pièce de théâtre, dont elle avait remis le manuscrit à Warhol, Up your ass, soit Dans ton cul, fut jouée pour la première fois en 2000. Selon le Village Voice, elle s’était juré d’éliminer tous les hommes de la surface de la Terre. Norman Mailer l’appelait la Robespierre du féminisme (voir Wikipédia).
A ce stade, Solanas ou MGTOW, tout est encore simple. C’est la guerre des sexes, connue depuis la nuit des temps, seulement chauffée à blanc, avec tirs à balles réelles (on ne signale pas encore de meurtres commis par MGTOW, cela ne saurait tarder).
Cette incandescence reflète la montée irrésistible, dans l’époque, du désir de ségrégation, pour le nommer ainsi. Pour parodier Sully, suprématisme et séparatisme sont les deux mamelles de la ségrégation. Elle nous roule dans sa vague, toutes et tous autant que nous sommes, les pour, les contre, les neutres, la droite, la gauche et le reste.
Un frisson nouveau
Hugo écrivit de Baudelaire à Baudelaire qu’il avait créé « un frisson nouveau. » C’est ça.
Avec l’entrée en scène du trans, personnage souvent haut en couleurs de notre comédie humaine – (Le trans chez Balzac ? Bien sûr, sous les espèces de l’androgyne, Séraphitus-Séraphita) – un frisson nouveau passe dans la civilisation.
Ce que le trans apporte, c’est du trouble. Non pas du trouble dans le genre, intrinsèquement confus, mais bien du trouble, du rififi, dans la guerre immémoriale des sexes.
Avant le trans, le monstre, c’était l’hermaphrodite. Lui aussi troublait l’ordre public sexuel. Mais l’hermaphrodisme n’est qu’une affaire d’organes. Un hermaphrodite est un cas biologique, rare au demeurant. L’androgynie, en revanche, est une créature de mythe, c’est une affaire de look et de lifestyle. Un androgyne est quelqu’un dont l’apparence ne vous permet pas de déterminer à quel sexe il appartient. Il en allait déjà ainsi dans la Grèce antique ou à Rome : voyez, de Luc Brisson, Le sexe incertain. Ce n’est pas comme tel un trouble de l’identité sexuelle. Le trans, c’est encore autre chose.
La prosopopée du trans
Comme Voltaire, Foucault aimait à jouer les ventriloques. Il donnait volontiers dans ses livres la parole à des interlocuteurs, des contradicteurs, fictifs. Il leur inventait des arguments, il leur composait des discours, et abandonnait ensuite sa voix de ventre pour reprendre sa voix de gosier afin de répondre en son nom propre à ses marionnettes. Il use du procédé, si mon souvenir est bon, dès la fin de l’Histoire de la folie. Eh bien, un militant trans d’aujourd’hui – rédacteur, par exemple, d’un de ces sites si bien faits qui fleurissent sur Internet depuis deux ans, Vivre Trans ou Seronet – si d’aventure il lui tombait sous les yeux ma conversation avec Éric Marty, comment me sermonnerait -il ? Il ne tient qu’à moi de l’inventer.
Mon trans imaginaire dirait quelque chose comme :
« Ni Marty, ni vous, ni non plus Butler, n’êtes trans. Vous parlez des trans. Les trans sont les objets de vos papotages, comme ils ont été pendant longtemps maintenant les objets du discours médical, du discours psychiatrique, du discours psychanalytique. Eh bien, c’est fini, tout ça. Un déplacement de forces d’une ampleur qui vous n’imaginez pas, de nature à bouleverser culture et civilisation, a fait que les trans ont pris la parole – comme jadis on a pris la Bastille, disait Michel de Certeau s.j. à propos de mai 68. Désormais, les trans parlent des trans, parlent des trans aux trans, parlent des trans aux non-trans, qui, eux, ont beaucoup à apprendre et beaucoup à se faire pardonner. Qui plus qu’un trans est qualifié pour parler d’un trans ? »
Il ou elle continuerait : « En dépit de ce qu’un vain peuple pense et désire, on ne reviendra pas en arrière. Le Génie ne rentrera pas dans la bouteille. C’est ainsi. Il vous faudra à l’avenir compter avec nous, avec notre parole, avec notresensibilité, avec nos revendications et nos espoirs, avec nos souffrances telles que nous les exprimons avec nos mots et non avec les vôtres, qui, entre nous, puent le rance. Vous n’êtes plus crus, vous êtes cuits, vous n’êtes plus crédibles. L’un joue à l’épistémologue, Marty, professeur de littérature, l’autre fait le clinicien, Miller, normalien agrégé de philosophie. Votre épistémologie comme votre clinique ne sont que les déchets d’une idéologie désuète et épuisée, reflétant des structures de domination patriarcale et hétérosexuelle à jamais caduques. Nous ne sommes plus les prisonniers, les otages impuissants de votre détestable “savoir-pouvoir“. Les mots qui sont les nôtres ne sont pas destinés à nourrir vos ergotages critiques. Ce que vous appelez fiérots votre “clinique“ n’est qu’un “zoo humain“, digne de ceux où, aux temps des colonies, vous exhibiez les malheureux que vous arrachiez sans pitié à leur vie libre et sauvage, tellement plus civilisée que la vôtre, pour en faire des étrangers dans leur propre pays, des indigènes, et finalement des bêtes de foire. »
Conclusion : « Vous n’avez qu’une chose à faire : vous taire. Et puis, vous repentir. Et puis, une fois que vous aurez battu votre coulpe, vous vous mettrez à l’école des trans, où vous apprendrez enfin qui nous sommes, ce dont vous n’avez pas la moindre idée. Vous apprendrez dans quels termes il convient de s’adresser à nous, et de quelle oreille nous écouter. Vous perdrez l’habitude de parler à notre place. Et vous tournerez sept fois votre langue dans votre bouche avant de nous contredire, car qui sait mieux que nous ce qu’est notre vécu, notre ressenti trans ? »
« L’ai-je bien descendu ? »
« L’ai-je bien descendu ? » La phrase de Cécile Sorel, un soir des années 30, est passée dans l’usage. Elle abandonnait la Comédie-Française pour le Casino de Paris, et jouait pour la première fois la meneuse de revue, lorsqu’elle apostropha Mistinguett, elle étoile confirmée du music-hall, « les plus belles jambes du monde », qui l’observait jalousement depuis l’avant-scène. Sorel venait en effet de descendre avec aplomb le grand escalier Dorian du Casino, qui, précise Google, « brisa plus d’une cheville et carrière de danseuse légère ».
Et moi, ai-je joué le trans sans fausse note, sans me tordre ma cheville de danseuse légère ? – puisque c’est en dansant qu’il convient d’écrire, n’est-ce pas, comme le recommandait après Nietzsche mon bel ami Severo Sarduy, le chéri cubain de François Wahl, éditeur de Lacan au Seuil, et qui fut pour moi, avant la dissolution de l’École freudienne en 1981, un ami fidèle.
Si maintenant j’étais Mistinguett, et que j’avais à évaluer la prestation de Jam en ventriloque de trans, je ne lui donnerai pas une si bonne note que ça. Un vrai trans dirait-il que les mots psy « puent le rance » ? Oui, c’est un fait, beaucoup puent. Là où le vent que faisait souffler Lacan sur la psychiatrie et la psychanalyse n’a pas balayé les miasmes, ça ne sent pas bon, comme Deleuze et Guattari le disaient méchamment du cabinet de l’analyste. Mais il faut être un familier des lieux comme je le suis et comme Guattari l’était, pour se permettre de telles grossièretés. Un vrai trans ne dirait pas ça dans ces termes, me semble-t-il. Il serait plus poli.
Preciado entre en scène
Je n’en veux pour preuve que la hauteur de vue rehaussée de rigueur – une rigueur certes un peu roide à mon gré – avec laquelle Paul B. Preciado (FtoM) s’adressa au public rassemblé pour les 49e Journées d’études de l’École de la Cause freudienne. Il fit des efforts méritoires pour nous rééduquer, et nous persuader que la psychanalyse n’avait chance de survivre qu’à condition de le prendre, lui et ses amis, pour guides, et d’abandonner sa révérence à l’endroit d’un patriarcat mort et enterré depuis longtemps sans que nous nous en soyons aperçus le moins du monde. C’était il y a un peu moins de deux ans. Preciado fut si content de lui-même, sinon de nous, qu’il fit aussitôt de sa conférence un livre, sous un titre inspiré de Kafka : Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes, livre placé sous le patronage de Judith Butler, dédicataire, et qui fut accueilli par Olivier Nora aux prestigieuses éditions Grasset qu’il dirige.
On peut certes reprocher à Preciado d’avoir débordé du temps convenu d’un commun accord pour sa conférence, une demi-heure, ce qui abrégea d’autant la demi-heure destinée à la conversation improvisée qu’il devait avoir sur scène avec deux analystes qui lui étaient délégués par l’École. L’échange ne dura que huit minutes, montre en main. Cependant, durant ce bref moment qu’il concéda in fine, il fut vraiment encourageant pour la profession : « Je pense que vous allez pouvoir garder votre place et le lieu que vous avez inventé historiquement, dans la mesure où vous serez capables d’entrer en dialogue et d’être en relation avec le présent, avec la radicalité politique contemporaine. »Courtoise invitation à un aggiornamento. La carotte après le bâton. Je pense comme vous : la profession a un métro de retard.
Votre discours du monstre, le bâton, vous l’avez lu. Harangue sonore, militante, véhémente. Vous nous parliez en maître, en imprécateur, presque en prophète. Cependant, notre collègue Ansermet, un des deux membres de l’ECF chargés de débattre avec vous, psychanalyste lacanien, professeur de pédopsychiatrie de je ne sais combien de départements et services universitaires et hospitaliers en Suisse, auteur de je ne sais combien d’ouvrages, et seul membre étranger du Comité d’éthique français, avait su accueillir votre manifeste avec chaleur et équanimité : « Paul, merci. Nous avons bien saisi que vous aviez d’abord quelque chose à nous dire ! »
Que vous ayez publié ensuite votre conférence sans du tout mentionner l’échange conclusif avec Ansermet, que vous ayez laissé la presse sympathisante vous présenter comme un persécuté, un maudit, hué par un public de demeurés hargneux, je peux le concevoir (je sais faire le Suisse, moi aussi, à mes heures, comme Ansermet fait très bien le Français quand il veut). Vous avez un public à vous, et point ne faut le trop désarçonner en lui contant que vous avez été reçu par des praticiens attentifs, et dépourvus de la moindre agressivité à votre égard. Le public a apprécié la bonne volonté que vous avez manifestée en vous rendant à notre invitation, et a chaleureusement applaudi votre éloquence. Deux ou trois cris hostiles se sont fait entendre, c’est exact, tandis que vos auditeurs étaient trois mille cinq cents. Et ne me dites pas que chacun voit midi à sa porte : il se trouve que les Journées de l’École sont toujours filmées.
Donc, vous avez triché, Preciado. Je dirais que c’est de bonne guerre, si nous étions en guerre. Justement, nous ne le sommes pas, même si ça vous irait comme bague au doigt que nous le soyons, car vous avez besoin, n’est-ce pas, de Croquemitaines pour animer votre troupe de trans, qui n’est point du tout tous les trans, mais l’aile marchante d’une communauté qu’elle crée justement en avançant à marche forcée.
J’ai connu ces espoirs-là, moi aussi. Et ils n’étaient pas nombreux, les barbudos, quand ils firent tomber le dictateur Batista à Cuba, et installèrent au pouvoir la famille Castro, qui y est toujours, 1959-2021. Donc, tous les espoirs vous sont permis.
Une démographie vertigineuse
Des trans, vous savez, Preciado, de quelque nom qu’on les appelle, nous en rencontrons plus souvent qu’à notre tour, comme analystes et comme psychiatres, surtout maintenant que leur nombre ne cesse de croître, conformément à la rédaction sacerdotale du Pentateuque : « Soyez féconds et multipliez », des verbes parah et rabah (Genèse, I, 28). Je vous dis tout de suite que sur ce point ma science est neuve, et me vient d’un article récent de la Nouvelle Revue théologique, dû au père Maurice Gilbert, s. j., ancien recteur de l’Institut biblique pontifical de Rome.
Celui-ci note à ce propos qu’une tradition rabbinique veut que les injonctions de Gn I, 28 ne s’adressent qu’aux hommes, c’est-à-dire ne s’adressent pas aux femmes. Comment diable voulaient-ils s’y prendre pour « multiplier » ? Je n’en sais pas plus long. Mystère et boule de gomme.
Une homélie dont on ne sait si elle est de Basile ou de Grégoire de Nysse, ajoute au binôme verbal une injonction troisième : « Et remplissez la terre. » On ne peut pas dire que les Juifs aient bénéficié de ces recommandations. Et même si on leur prête parfois d’avoir main mise sur le monde, ce n’est qu’une goutte d’eau ils ne sont que 14 millions en tout et pour tout, quand les musulmans sont 1,6 milliard, et seront près de 3 milliards en 2050, faisant alors jeu égal avec les chrétiens, qui sont, eux, à 2 milliards et quelques aujourd’hui. Dans le même temps, les Juifs auront cru seulement de 2 millions. Mes chiffres datent de 2010, mais la source est fiable (le Pew Research Center).
Un curieux entrecroisement, aurait dit Foucault. A mesure que fléchit la démographie du petit « peuple élu », « le peuple trans », lui, prend la relève, et semble bien parti pour « remplir la terre. » Tous les indicateurs vont dans le même sens : de plus en plus de personnes dans le monde se sentent et se disent trans. En France, on ne les compte pas – pas encore. Néanmoins, des estimations ont été faites en 2011, qui donnent le chiffre de 15.000 personnes s’identifiant comme transgenres. Aux USA, en revanche, on compte et on compute. Voici cinq ans, la population trans US s’élevait à 1,4 million d’adultes, soit 0,6% de la population adulte. Cinq ans plus tôt, en 2011, ce pourcentage était inférieur de moitié, à 0,3%, soit 700.000 personnes (je reprends tels quels les chiffres donnés dans un article de 2016 du New York Times).
Pour prendre la mesure de ce que représente un tel taux de croissance, comparons, par exemple, avec la population française. Sachant que le taux d’accroissement de celle-ci est de 0,4%, la courbe représentant le logarithme népérien de 2 permet de savoir qu’en France, à taux constant, la population mettrait, 173 ans à doubler, alors que le doublement de la population trans américaine, pour laquelle on dispose de données fiables et détaillées, s’effectue, on l’a vu, en cinq ans seulement.
D’où le sentiment diffus dans l’opinion peu éclairée d’une « invasion », d’une « épidémie », et la thèse pernicieuse récemment répandue dans les médias français par certaine autorité académique bourgeoise, suivant laquelle il y aurait « beaucoup trop » de transgenres. Jugement de valeur biopolitique, formulé à l’emporte-pièce, dénué de toute scientificité, et exprimant un préjugé sous une forme malsonnante.
Faut-il pour autant donner quitus à l’avant-garde trans de son discours souvent triomphaliste ? Elle laisse entendre, pour paraphraser Aragon, que le trans serait l’avenir de l’homme – et de la femme, et de tout un chacun, chacune.
Le trans est de nos jours volontiers décrit comme un héros des temps nouveaux pour avoir terrassé l’antique patriarcat et ses odieux stéréotypes afin d’ouvrir à l’humanité la voie radieuse de l’autonomie du genre. Le non-trans, en revanche, apparaît, lui, comme un trans honteux, inhibé ou névrosé, déniant par lâcheté, bêtise et transphobie, le devenir-trans qui serait la vocation de tout être humain. Surfant sur l’euphorie démographique engendrée par la croissance exponentielle du nombre des trans dont nous avons vu plus haut la réalité effective, les dirigeants du mouvement d’émancipation trans ont tendance à émettre maintenant des énoncés qui prennent parfois la tournure de ce que l’on pourrait qualifier de suprématisme trans.
Un bémol
Je dis le mot, qui blessera : c’est de la Schwärmerei. Le mot est kantien. C’est un intraduisible. Il est diversement rendu en français : enthousiasme ou exaltation de l’esprit, fanatisme, divagation, extravagance, illuminisme. Redescendons sur terre. Peut-être les données qui suivent seront-elles plus recevables par les chefs trans quand elles émanent d’un/une des leur(e)s et non par un(e) psychiatre ou d’un(e) professeur(e) de psychopathologie. Lisons par exemple ce qu’écrivait Claire L. (MtoF) sur son blog de mobilisnoo.org en 2018 : « Si on ressent le besoin de comptabiliser les personnes trans, c’est avant tout parce que cette population a nettement plus de risques de suicide que le reste de la population, et que des traitements médicamenteux particuliers, et, dans certains cas, chirurgicaux, leur sont nécessaires. » Elle précise : « Comparativement aux adultes cisgenres, les adultes transgenres sont trois fois plus susceptibles d’avoir déjà pensé au suicide, et près de six fois plus susceptibles d’avoir déjà tenté de se suicider. » Enfin, soucieuse de la bonne gestion de la santé publique, elle préconise d’« évaluer avec une bonne marge de manœuvre le nombre de personnes concernées. Cette volumétrie {permettrait} aussi de prendre les mesures administratives adéquates pour être en capacité de gérer, dans des délais raisonnables, les changements d’état civil nécessaires à une vie normale des transgenres. » Rappel salutaire que tout n’est pas rose au pays des trans, et qu’avant d’être des militants de la cause trans, ce sont tout simplement des personnes plus fragiles que d’autres, plus menacées, et qui souffrent davantage.
La capture des hystériques
Les trans, comment des praticiens qui procèdent de Freud se refuseraient-ilsà les écouter quand ceux-ci en manifestent le désir, ce qui n’est pas toujours ? Il est bien connu que Freud en son temps avait su écouter ces femmes hystériques que les médecins les plus attentifs tenaient pour des simulatrices et des comédiennes. Charcot les exhibait sur la scène de son service à la Salpêtrière. Freud en fut témoin, qui vint se former auprès de lui d’octobre 1885 à février 1886. Dans cette petite rue Le Goff au Quartier latin où Sartre, le Poulou des Mots, devait passer son enfance jusqu’à ses douze ans, une plaque apposée sur l’Hôtel du Brésil rappelle le séjour qu’y fit le jeune boursier autrichien.
De retour à la maison, Freud ne se fit pas l’émule de Charcot, il n’ouvrit pas un théâtre viennois de l’hystérie. Ces femmes – quelques hommes aussi, non moins hystériques – il les reçut dans son petit cabinet devenu aujourd’hui lieu de mémoire, et entreprit de les écouter une par une. Le jeune André Breton en 1921, quand il arriva tout frémissant à la rencontre du découvreur de l’inconscient, fut affreusement déçu de découvrir « une maison de médiocre apparence », des patients « de la sorte la plus vulgaire », et un praticien dont la modeste figure de « bourgeois rangé » n’avait rien de dionysiaque (voir Lacan, Écrits, p. 642). Soyons justes : trente ans plus tard, Breton renia piteusement le récit qu’il avait fait de sa visite, dont il mit l’aveuglement sur le compte d’« un regrettable sacrifice à l’esprit dada. »
Car c’est bien de ce lieu qui ne payait pas de mine que devait partir un mouvement qui gagna de proche en proche l’ensemble de l’Occident, et bouleversa de fond en comble les mœurs de nos sociétés. C’est bien en effet à l’introduction d’un personnage inédit dans la comédie humaine, le psychanalyste, tout le contraire du « Maître » dont telle photo de Charcot donne une représentation caricaturale – on pense à un tableau du musée de Bouville dans La Nausée – le psychanalyste et sa pratique de l’écoute – qui n’a rien de commun avec la pratique judicaire de l’aveu non plus qu’avec la pratique religieuse de la confession, n’en déplaise au Foucault de La volonté de savoir – qu’on dut la disparition sur toute la surface du globe, de ces grandes « épidémies hystériques », comme les appelaient les psychiatres, qui défrayèrent la chronique au XIXe siècle. L’une d’entre elles, en 1857, la fameuse possession démoniaque de Morzine, petit village savoyard, fit jadis l’objet d’une thèse au Département de psychanalyse que je dirigeais à Paris 8.
Cependant, il n’y avait pas, au temps de Freud, de groupes militants ni de lobbies se consacrant à l’émancipation des hystériques, à leur empowerment. Ces femmes venaient à lui chacune de son propre mouvement, pour son propre compte, et il les accueillait une par une, face à face, puis il inventa de les allonger. Ce n’était pas précisément un « Debout ! Les damnés de la Terre ! Debout ! Les forçats de la faim ! » Aucun des phénomènes qui caractérisent les groupes ou les masses, les « foules » comme disait Gustave Le Bon, ne venait alors interférer. Ce n’est pas dire pour autant que, ces phénomènes, Freud pensait qu’ils sortaient du champ qu’il avait ouvert. Il devait les structurer en termes métapsychologiques dans sa Massenpsychologie de 1921 – que Lacan nous apprit à lire en 1964, dans son Séminaire des Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Plus tard, à la faveur des événements de mai 68, Lacan offrit un frayage nouveau avec son invention du discours du Maître comme envers de la psychanalyse, d’où procède son idée que « l’inconscient, c’est la politique », formule très éclairante qui a été peu comprise.
Lacan fait l’éloge de Freud, qui sut se montrer « docile à l’hystérique. » J’aimerais pouvoir moi aussi féliciter le praticien d’aujourd’hui d’avoir su se faire « docile au trans. » Est-ce le cas ?
A suivre.
Cet article paraît seul dans La Règle du jeu. Il ouvre par ailleurs une livraison de Lacan Quotidien de plus de 100 pages, qui s’intitule : « 2021 Année Trans. ». Ce numéro exceptionnel, 928, sera dans les meilleurs délais disponible sur le site lacanquotidien.fr.