Instagram, Snapchat : comment ne pas être obsédée par les filtres beauté ?
Ils s’inspirent de modèles de beauté conventionnels et fixent des tendances qui peuvent nuire à l’estime de soi. Pourquoi les filtres de beauté prennent-ils une place si importante dans nos vies ? Décryptage d’une pratique poussée à un tel extrême que certains préfèrent la boycotter.
ParMargaux RavardLes filtres ont-ils toujours eu pour ambition de parfaire notre apparence ? Je me rappelle des « lenses », les premiers filtres apparus sur Snapchat en janvier 2015. La fameuse couronne de fleurs, utilisée sur tous les selfies de l’époque, adoucissait déjà la peau et masquait les cernes. Pratique. Mais surtout, les filtres déformants avaient vocation à faire rire : chien, biche, geek ou drapeau du Paraguay, on pouvait devenir à peu près tout et n’importe quoi. On s’est vite habitués à récolter des centaines de « J’aime » sur chaque photo partagée à nos abonnés, en accordant ce succès à notre peau parfaitement lissée par la réalité augmentée. Peu après sont apparus les filtres qui amincissent le visage, le liftent et nous offrent l’apparence d’un top-model en un clic. Depuis, nous sommes devenus accros à un visage qui n’est même plus le nôtre. D’où vient notre obsession pour ces filtres, symboles d’un physique uniforme et « instagrammable » ? Et s’il était temps de leur dire adieu pour mieux célébrer nos imperfections ?
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Jeunesse et symétrie
Courant 2016, la tendance maquillage en vogue reprenait le physique (déjà passé sous le bistouri) de célébrités comme Kim Kardashian. Sur les réseaux, la mode était alors aux yeux de biches soulignés de cils fournis, aux pores inexistants et aux lèvres charnues et mattes. C’est le « visage Instagram », comme l’appelle la journaliste Jia Tolentino dans un article du « New Yorker ». Les filtres se sont inspirés du look préféré des influenceuses pour proposer aux utilisatrices une peau constamment « contourée ». Ce visage universel répond à plusieurs critères qui n’ont pas été inventés par la famille Kardashian. Sylvie Borau, professeure de marketing à l’école de business de Toulouse et spécialiste de la publicité destinée aux femmes et de l’intelligence artificielle genrée note qu’il correspond aux « piliers de l’attractivité » que sont la jeunesse et la symétrie. « Certains sont culturels et persistent à travers l’histoire, on les retrouve dans différentes cultures. La jeunesse est un invariant car elle est symbole de santé et de fertilité. »
Au téléphone, elle confie avoir elle-même testé un filtre. Elle a rajeuni de dix ans. L’une de ses paupières, plus tombantes que l’autre, a été relevée. Son nez « un peu de travers » est désormais droit. « Comme on a toujours préféré les paysages symétriques, on préfère les visages symétriques. On peut aussi évoquer la course à la blancheur, un phénomène culturel qui a longtemps été un signe de statut, et qui l’est encore dans certains pays. Les filtres ont tendance à éclaircir la peau : une peau noire deviendra souvent métisse. » D’ailleurs, ce profil parfait est un mélange des traits de différentes cultures, « un visage multiculturel », comme l’appelle Sylvie Borau. « Des yeux en amande, un petit nez, une bouche charnue mais des cheveux raides et blonds et une peau claire. »
Le nouveau « visage Instagram »
Aujourd’hui, le « visage Instagram » a subtilement changé et avec lui, les filtres en réalité augmentée. S’il n’a plus les traits de Kim Kardashian et de ses sœurs, il véhicule toujours les mêmes standards de beauté difficilement atteignables. Depuis 2020 et les confinements, l’esthétique des réseaux sociaux est devenue plus épurée. On s’est tournés vers des choses plus simples et plus naturelles. Mais ne vous méprenez pas, on n’a pas appris à s’aimer pour autant. Kendall Jenner, Bella Hadid, Hailey Bieber et Emily Ratajkowksi incarnent cette apparence tant désirée, ce nouveau visage hybride aux traits oscillants entre le poupon et le félin, qui semble briller de l’intérieur. Le nouveau visage d’Instagram est propre : il ne connaît ni l’acné, ni les poils. À la poubelle, le contouring à outrance : on pratique désormais le « strobbing » et le « glow ». Ces gestes de maquillage subtils ont pour but de donner un teint radieux, naturel, une bonne mine sans effort.Les sourcils sont brossés au gel, les cheveux plaqués en arrière. Les bijoux et le maquillage se font discrets, minimalistes. Il faut donner l’impression d’une beauté innée, souvent achetée par nos idoles lors d’une visite chez leur chirurgien préféré.
Ce qu’on appelle le « clean look » donne l’illusion d’une perfection sans-filtre et d’une aisance financière que peu ont les moyens de reproduire. Faute de mieux, on peut toujours recopier les tutos expliquant comment « se maquiller comme un filtre ». Si les modes évoluent, les standards de beauté sont toujours aussi discrimants. En témoigne parfaitement la tendance du filtre « e-girl » et son amour pour les visages d’elfes aux joues rosées et aux yeux pétillants. Mais quand on réalise qu’il faudra davantage qu’un filtre pour ressembler aux plus belles stars du monde, il devient difficile de s’accepter au naturel.
Se comparer à un idéal de soi-même
« Cette obsession pour la perfection n’est pas nouvelle. Il y a des siècles, on “filtrait” déjà les tableaux de monarques. César faisait effacer tous ses défauts sur ses bustes. Le but étant de paraître plus beau qu’il ne l’était vraiment », rappelle Sylvie Borau. « Le grand changement aujourd’hui, c’est qu’on ne se compare plus seulement à un idéal extérieur mais à un idéal de soi-même », continue-t-elle. « Comme on se prend pour référence, on se convainc que l’on est capable ressembler à notre propre idéal. » Jean-Christophe Seznec, psychiatre et auteur du livre « J’arrête de lutter avec mon corps » confirme qu’ « il y a toujours eu un marketing de soi. On a toujours cru que l’on pouvait se rassurer en séduisant autrui, seulement aujourd’hui, on s’inscrit de plus en plus dans une séduction de soi-même. »
Quand on ne l’adopte pas directement dans une vidéo, on ajoute le filtre de beauté sur nos photos grâce à des applications dédiées, comme FaceApp ou Facetune. On s’habitue à sa présence, jusqu’à oublier que derrière l’algorithme, il y a un vrai visage, le nôtre. Awa-Marie a rompu avec les filtres il y a quatre ans. « Je me suis rendue compte que je commençais à être complexée par mes traits naturels et je ne pouvais plus me filmer sans filtre. Alors du jour au lendemain j’ai décidé d’arrêter d’en utiliser. Depuis, je me sens beaucoup mieux dans ma peau et je m’assume plus au naturel », confie l’influenceuse de 21 ans, devenue complexée à force de se comparer à des femmes elles-mêmes filtrées. « La majorité des filtres ont des standards de beauté caucasiens et cela peut complexer les personnes qui n’ont pas de traits fins, de joues creuses et de lèvres pulpeuses. »
Un biais qui nous fait souffrir
Avec le perfectionnement des filtres viennent de nouveaux complexes. À croire que toute personne n’étant pas dotée d’un nez en trompette doive abandonner l’espoir de plaire. Certaines personnes sautent donc le pas de la chirurgie pour ressembler à leur version filtrée. Sylvie Borau parle de la « dismorphophobie Snapchat », un phénomène de plus en plus courant aux États-Unis. « Avant on montrait une photo de Cindy Crawford ou de Claudia Schiffer à son chirurgien, aujourd’hui on montre un selfie filtré. » Que risque-t-on à vouloir adopter le visage Instagram à n’importe quel prix ? « Le risque est de tomber dans une relation consumériste avec soi-même. Comme on ne peut pas obtenir ce que l’on veut et que l’on n’est pas dans un contrôle total de soi, les souffrances peuvent se traduire, selon les cas, par une dysmorphophobie ou des troubles du comportement alimentaires, une personnalité narcissique ou une insatisfaction permanente », explique Jean-Christophe Seznec.
En se référant uniquement à notre version virtuelle, on finit par oublier à quoi on ressemble et par « perdre le contact avec la réalité », pourtant essentiel au développement des adolescents, comme des adultes. « Dans une volonté d’appartenance à un groupe, on peut se fourvoyer de vouloir être au goût tous », poursuit le psychiatre. « Il faut apprendre à apprécier notre valeur et nos imperfections. Ce sont elles qui nous rendent humains. »
« Il faudra bien revenir à un autre modèle »
Heureusement, l’humanité n’a pas encore vocation à devenir une armée d’ « avatars », comme l’évoque Sylvie Borau. La quête d’authenticité au détriment d’un visage uniformisé commence à prendre racine sur Internet. « Votre rappel quotidien que les réseaux sociaux sont trompeurs », écrit @spencer.barbosa, qui montre plusieurs photos d’elle avant et après les retouches. Sur Twitter, l’utilisateur Yassify Bot se moque de l’utilisation abusive des filtres de beauté. Créé par Denver Adams, étudiant.e en art Américain.e, ce compte parodique est devenu viral grâce à son relooking de l’actrice Toni Colette. Joe Biden y figure en sugar daddy tandis qu’Abraham Lincoln, l’elfe Dobby et Timothée Chalamet ont été transformés en miss Univers. L’ironie du filtre s’invite aussi sur TikTok, où une utilisatrice applique l’effet sur son visage à dix reprises et constate qu’elle ne se reconnait plus. « Faites attention », alerte une autre jeune femme blonde parée d’un filtre. Est-ce que l’on se détachera un jour de cette obsession pour notre version idéalisée ?
À contrecourant des visages d’Instagram, on célèbre aussi les physiques d’une « autre ère ». Ces traits autrefois admirés, que l’on délaisse aujourd’hui pour de nouveaux codes de beauté. Une utilisatrice de TikTok rappelle que les standards de beauté évoluent, comme la mode, ils progressent en cycle. Dans les années 50, on se pâmait devant les formes de Marylin Monroe. Au début du XIXe siècle, les femmes bourgeoises cherchaient à reproduire l’effet des cernes sur une peau pâle. Une tendance qui fait son retour aujourd’hui, puisque certaines personnes accentuent leurs cernes naturels grâce au maquillage et à des accessoires. Les nez aquilins, larges ou bossus sont eux aussi mis en valeur, comparés à des tableaux et photographies de femmes d’une autre époque et d’un autre héritage culturel. Avant de succomber à la rhinoplastie, imaginez un instant que votre nez non-conventionnel devienne un jour le standard de beauté ? « L’idéal de beauté actuel ne va pas faire disparaitre les autres », estime Sylvie Borau. « Notre société est extrêmement compétitive. Comme un produit, on va chercher à se positionner de manière différente. Quand tout le monde aura fait la même chose, il faudra revenir à un autre modèle. » C’est à ce moment-là qu’entreront en jeu les futurs visages d’Instagram – ou du prochain Métaverse.