À Marseille, balade de folie en folie | Les Echos
La bourgeoisie, à Marseille, est discrète. Elle se cache derrière de hauts murs, au bout de chemins volontairement mal entretenus, sous des apparences passe-partout. Elle n'est pas rentière, mais industrieuse, et si elle a été anoblie, c'est pour services rendus. Elle ne se montre pas mais n'en est pas moins fermement ancrée dans les quartiers sud, près de la mer, dans ce que l'on appelle ici bastides ou villas, avec un sens très sûr de la litote puisqu'il s'agit de châteaux.
Résidences d'été
Cette proximité avec la Méditerranée est tardive. Elle ne date que du XIXe siècle, quand la promenade de la Corniche a été construite et aménagée et que la ville a commencé à se fragmenter : au Nord, autour des nouveaux docks et du port tout neuf de la Joliette, là où vivent les ouvriers, les immigrés, bref, les pauvres. Au centre, autour du Vieux Port, les grandes maisons de négoces, les armateurs et le monde des affaires. Au Sud, la richesse et la contemplation, les fêtes et les mondanités.
C'est ici, dans ces quartiers où l'on a de l'air et de l'espace que la bourgeoisie se lâche enfin, car « Dans ce grand ruissellement de fortunes, dans ce souffle brûlant de négoce qui pénètre au fond de toutes les maisons, il y a des heures de folies, des besoins impérieux de jouissance », écrit Emile Zola en 1867 dans Les Mystères de Marseille.
La plus célèbre de ces « folies » construites au XIXe sur la Corniche, celle dont la vue est la plus spectaculaire, est incontestablement la villa Valmer. Le château n'est que la résidence d'été de la famille de Charles Gounelle, fabricant d'huile d'olive à Salon-de-Provence, et grand-père d'Edmonde Charles-Roux, indétrônable présidente du prix Goncourt : ce n'est, dès le départ, qu'un lieu de villégiature. Pour y accéder, il faut grimper le long d'un chemin qui zigzague entre les vivaces et les plantes exotiques plantées dans des jardinières en rocaille.
La vue complètement dégagée sur la baie et les îles du Frioul est l'une des plus belles de tout Marseille. En cette fin juin, sous le soleil brûlant de l'été qui commence, l'air sent bon la sarriette. Le bâtiment domine le parc tout en étant presque entièrement caché aux yeux des piétons qui se dirigent vers l'anse de Malmousque et son eau transparente où les enfants apprennent à nager.
Il est de style Renaissance, trois étages parfaitement symétriques et réguliers, pierre blonde et élégante. Etonnant choix architectural. « Ces nouvelles fortunes ne voulaient pas copier les bastides provençales traditionnelles construites à la campagne par les grandes familles aristocratiques locales. Ils étaient plutôt tentés par les châteaux de la Loire et les styles architecturaux du Nord : c'était très éclectique, pas toujours de très bon goût, mais systématiquement luxueux », explique Corinne Semerciyan, guide conférencière pour l'Office du tourisme et coprésidente de l'association Provence Guide Interprète.
Enjeu d'une bataille politique
Il n'est plus possible d'entrer dans la villa Valmer : une grille empêche les visiteurs de passer. Si le parc est public depuis 1974, la villa elle-même est privée et fait l'objet d'une âpre bataille politique depuis des années. Jean-Claude Gaudin, l'ancien maire, voulait en faire un hôtel de luxe : un bail emphytéotique de 60 ans avait été signé en 2018 avec le promoteur Pierre Mozziconacci, qui a lancé les travaux de rénovation et de transformation mi-2020. C'était sans compter avec la détermination du nouveau maire, Benoît Payan, allergique au projet depuis des années. Par deux fois, au cours de ce printemps, il s'est rendu à la villa Valmer.
Le14avril, il s'est déplacé en catastrophe pour constater une infraction au permis de construire - une extension avec deux terrasses avait été détruite le matin même sans autorisation. Le maire est exaspéré, mais il est trop fin politique pour ne pas y voir sa chance. Après ce qu'il décrit comme une « discussion franche » avec Pierre Mozziconacci, il déclare en remontant dans sa voiture : « On ne laissera pas faire, il y a des règles, maintenant on les respecte. Que l'on soit promoteur ou Marseillais. Et quand on en sort, il y a des conséquences. Ici c'est chez les Marseillais, c'est pas chez lui. »
Mi-juin, le maire revient sur les lieux, et, cette fois, sa décision est prise : « Les travaux ne reprendront pas, annonce-t-il. Nous lançons une procédure contradictoire de trois mois à l'issue de laquelle une décision sera prise. Il n'est plus question que l'on saccage le patrimoine des Marseillais. » En septembre prochain, la villa Valmer sera donc peut-être de nouveau publique. En attendant, les grilles restent montées autour de l'ancienne résidence des Gounelle.
À quelques minutes de la villa Valmer, c'est la série des Gabrielle qui commence. La villa Gaby est la plus connue, et de loin. Elle porte le nom de la très sulfureuse artiste et courtisane, Gaby Deslys, qui l'acheta en 1918 à un aconier marseillais, Jean-Baptiste Ribaudo. L'endroit est, là encore, aussi discret que fastueux. C'est une demeure à l'italienne, entièrement blanche, recouverte de moulures en stuc. Les immenses terrasses, d'où l'on voit sans être vu, donnent sur la baie et, aujourd'hui encore, sont le lieu de festivités et de mondanités… organisées par MCO Congrès, une agence spécialisée dans les congrès médicaux, qui loue les salons pour des événements pour le compte de l'AP-HM, qui a hérité des lieux à la mort de Gaby Deslys, en 1920.
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L'actrice légère et le monarque
De son vrai nom Gabrielle Caire, cette star mondiale aujourd'hui oubliée naît dans la petite bourgeoisie marseillaise, qu'elle fuira à 19 ans pour se produire dans des cafés-théâtres parisiens. La célébrité mondiale lui viendra non de son talent, mais de son aventure sulfureuse avec le jeune roi du Portugal, le très inexpérimenté Manuel, venu en voyage d'agrément en France. L'Humanité de Jean Jaurès accusera le chef du protocole de la République d'avoir joué les entremetteurs entre l'actrice légère et le monarque « pour mener à son terme une éducation inachevée »… Las ! En 1910, révolution à Lisbonne, la République est proclamée. L'histoire d'amour s'achève en 1912, un roi sans trône étant trop ennuyeux pour Gaby Deslys, qui cependant y gagnera probablement l'un des plus beaux et des plus gros diamants du monde, le Bragance, 560 carats, dont la trace est aujourd'hui perdue.
À lire
Les Folies de la Corniche, de Jean-Louis Parisis, éditions Jeanne Laffitte, 1992.
Livre de référence, cet ouvrage retrace l'histoire de la Corniche depuis sa construction, au milieu du XIXe siècle, jusqu'à la fin du XXe siècle. On y retrouve les mondaines, les nouveaux riches et les snobismes de la grande bourgeoisie marseillaise, mais aussi une foule d'informations sur le style architectural néorenaissance, très éclectique et un peu déroutant de ces villas toujours bien cachées.
Après avoir inventé les revues à la française, comme celles qui existent toujours au Moulin-Rouge aujourd'hui, et été copiée par Mistinguett - qui lui raflera Maurice Chevalier -, après avoir triomphé à New York et fait fortune, elle reviendra à Marseille à 37 ans pour y mourir deux ans plus tard de tuberculose. Elle léguera son château à la ville, « à charge pour elle d'affecter la villa que j'y possède à un hôpital qui portera mon nom ». Trahison post mortem, l'hôpital promis ne verra jamais le jour… La famille d'un ancien élu municipal a racheté un petit morceau du terrain et y fait désormais construire une maison d'architecte luxueuse. Sic transit gloria mundi.
En descendant la Corniche vers le Prado, on trouve la villa d'une autre Gabrielle qui, elle, eut plus de succès dans le respect de ses dernières volontés : Gabrielle Servel, épouse de Charles Servel. Cet industriel, ingénieur de formation, fit construire pour sa femme une réplique du Petit Trianon, agrémenté de rococo à la façon du palais Sans-Souci de Potsdam. Le couple investit dans le Canal de Suez : « À leur mort, ils étaient si riches que la villa fut léguée à la ville de Marseille, pour la transformer en orphelinat, mais les parts dans le canal, elles, furent directement récupérées par la République tant le montant était astronomique », explique Corinne Semerciyan. Le château est toujours une maison pour enfants à caractère social, cadenassée et vaguement décrépie, malgré de récents efforts de rénovation.
En vis-à-vis de Gabrielle et Gaby, aux aspirations si altruistes dans la mort, se trouve l'île Degaby, dans la baie de Marseille. Encore une actrice de music-hall à succès dans des revues dénudées, qui rencontre un industriel, en l'occurrence André Laval, patron des Caisseries du Prado. Liane Degaby connut le succès grâce à son effigie guerrière, aux formes très épanouies, réalisée en bronze par le sculpteur Alfred Boucher en 1912 et intitulée S'il le faut, car on savait déjà que l'on courait vers la guerre.
Après son mariage, en 1914, Liane se range et devient une respectable protectrice des arts et des lettres. Le fortin se remplit d'objets d'art et de bijoux jusqu'à un spectaculaire cambriolage dont la belle Liane ne se relèvera jamais, comme elle le déclara avec un admirable sens de la mesure : « Les grandes douleurs sont muettes… Tout est fini… Plaignez-moi » (magazine féminin Eve, octobre 1921, cité par Les Folies de la Corniche, de Jean-Louis Parisis, éditions Lafitte, 1992). Aujourd'hui, l'îlot appartient à un couple d'architectes qui possède aussi un boutique-hôtel au Prado. Les clients qui le veulent peuvent être transportés en bateau jusqu'à la plage privée de l'îlot et y passer la journée à se baigner sans être entassés sur les plages marseillaises toujours bondées.
La promenade vers le sud et le très élégant quartier du Roucas-Blanc est douce. La mer s'étale le long de la Corniche. Les Marseillais posent volontiers leurs serviettes sur les rochers en contrebas, quand ils n'ont pas envie d'être trop proches de leurs contemporains sur la plage du Prophète.
Encore quelques minutes de marche et voilà une nouvelle entrée, bien moins discrète que les autres : c'est celle du château Berger, anciennement villa Castellamare. Celui qui l'a fait construire n'était pas connu pour sa modestie. Edmond-Marie Houitte de la Chesnaye choisit en toute simplicité de copier Chambord pour étaler sa fortune, en 1860, fait graver ses armoiries - hermine et fleur de lys - sur la façade. Malgré le trafic incessant des voitures sur la Corniche, le parc est calme, si l'on fait abstraction des cigales, dont le chant est assourdissant par cette chaleur. L'endroit est, aujourd'hui, un centre de thalassothérapie et un spa, après avoir servi de résidence à Charles Berger, des sirops Berger et de la liqueur Marie Brizard.
La domestique et l'industriel
À quelques minutes de là, voilà la résidence Talabot, sur la colline Périer, l'un des endroits les plus secrets et les plus riches de la ville. L'endroit fut acquis par Paulin Talabot, un homme qui aimait les projets pharaoniques : il fut le constructeur des premières lignes ferrées du sud-est notamment la PLM (Paris-Lyon-Méditerranée), et des docks de la Joliette, à Marseille. Pour son logement, il se laissa tenter par le style des châteaux de la mer du Nord, polychrome, style Louis XIII, brique rouge, toit de cuivre patiné de vert-de-gris, bandeaux de pierre blanche et rampes en fer forgé. Il y logea sa très jeune épouse, Marie. Il avait 42 ans, elle 19, et était sa domestique avant de devenir sa femme. Elle tint salon à Marseille et à Paris.
Le château, vendu dès la fin du XIXe siècle, est désormais environné de maisons construites dans le parc au cours du XXe siècle. La résidence est farouchement fermée, protégée par des propriétaires procéduriers et bien informés qui ont jusqu'ici très efficacement réussi à déjouer toutes les tentatives de la ville, au cours des dernières décennies, de créer au moins une voie publique qui faciliterait l'accès à la mer. En attendant, gardiens et vigiles interdisent l'entrée à tous les visiteurs. La grande bourgeoisie marseillaise n'a pas changé.
Comment s'y rendre
Le plus simple est d'y aller à pied, depuis Malmousque, ou à vélo, en descendant vers le Prado et en s'arrêtant pour les découvrir… et les visiter quand c'est possible, car la plupart de ces villas ne sont pas accessibles, soit parce qu'elles sont en travaux (villa Valmer), soit parce que ce sont des structures fermées (villa Gabrielle, maison d'enfants) ou privées (îlot Degaby).
Cependant, le château Berger est un spa accessible à la clientèle, la villa Gaby peut être louée pour des événements, et les clients de l'Hôtel C2 peuvent aller se baigner sur la plage privée de l'îlot Degaby s'ils en font la demande.
Des visites guidées de la Corniche sont proposées par l'Office du tourisme de Marseille ainsi que par l'association Provence Guide Interprète.