Comment Demna Gvasalia électrise-t-il l'héritage de Balenciaga?
NUMÉRO : Votre enfance en Géorgie a-t-elle été heureuse ?
DEMNA GVASALIA : J’ai grandi dans le monde soviétique, où toutes les formes d’expression étaient restreintes et où la mode n’existait absolument pas. Tout le monde portait les mêmes vêtements. Puis, quand j’avais environ 10 ans, l’Union soviétique a éclaté et une guerre civile a suivi. Mon enfance a donc été un moment très instable, avec des hauts et des bas. C’est pourquoi j’ai toujours recherché une forme de stabilité, et c’est probablement ce qui m’a motivé à m’installer en Suisse. J’avais besoin d’un endroit qui me donne un sentiment de sécurité, où je ne serais pas inquiet si je marche dans la rue la nuit. J’ai connu des situations un peu intenses à Paris, car, au début, je ne connaissais pas la ville, et bien sûr il faut apprendre ses codes. Aujourd’hui, j’aime venir à Paris pour mon travail, parce que je sais que je peux retourner dans ma forêt en Suisse tout de suite après.
Quel était votre environnement lorsque vous étiez adolescent dans la Géorgie postsoviétique ? Avez-vous assisté à la naissance de subcultures underground ?
Pour être honnête, à cette époque j’ignorais tout des subcultures. Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je me rends compte qu’elles existaient. C’était très excitant de vivre mon adolescence dans ce monde postsoviétique, car tout à coup une tonne d’informations nous arrivait : la musique, les films, la mode, la culture visuelle venue d’Occident. Tout cela a eu un énorme impact sur moi. J’ai découvert la musique gothique, le hip-hop et les différentes cultures vestimentaires qui y étaient associées. Cela a donc été une époque très riche, beaucoup plus heureuse que mon enfance, et ce malgré les guerres et les événements politiques tragiques.
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— History4life Fri May 21 10:54:57 +0000 2021
Est-ce que la culture occidentale était pleinement adoubée par la jeunesse ?
Oui ! Quand j’ai eu mon premier jean Levi’s à cinq poches, par exemple, cela a été un événement pour tout mon quartier. Les gens voulaient le regarder parce qu’ils n’avaient jamais vu un jean américain auparavant. Et pour moi qui aimais déjà les vêtements et la mode, mon adolescence a été un âge d’or, j’ai fait tant de découvertes. Je pensais que tous les vêtements étaient fabriqués par une seule usine, puisque tout le monde portait la même chose. Je ne savais même pas qu’il existait des créateurs de mode. Et tout à coup, j’ai découvert les magazines de mode. En fait, nous n’avions pas accès aux versions originales, mais à des copies pirates des magazines, des CD et de toute la culture de l’Ouest, qui étaient vendues Gvasalia au marché noir. Et nous n’avions pas Internet, donc je cherchais activement tous les moyens d’avoir accès à ces informations. J’avais l’impression d’avoir vécu dans une cave toute ma vie, de n’avoir jamais vu la lumière du jour.
Quand avez-vous su que vous étiez homosexuel ? Et quel impact cela a-t-il eu sur votre vie ?
Je pense que je l’ai toujours su, mais il m’a fallu un long temps pour l’accepter, parce que j’ai grandi dans un pays où la mentalité était très homophobe, et l’est encore, malheureusement. Je suis donc resté dans le placard jusqu’à mes 20 ans environ. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai émigré : je savais que je ne serais pas libre dans mon pays. Mais j’ai aussi été confronté à de l’homophobie dans les rues de Paris, ainsi qu’en Suisse. Malheureusement, je pense que nous vivons dans une époque qui, à cet égard, est pire que la précédente. Là d’où je viens, on peut même se faire tuer parce qu’on est homosexuel. J’avais même peur de ma propre famille. Aujourd’hui, je travaille dans la mode où l’homosexualité est censée être tout à fait acceptée, mais même là, je ressens parfois de l’homophobie. Il arrive que nous soyons confrontés à des personnes de pouvoir qui sont assez conservatrices et très étroites d’esprit envers les gays. J’essaie donc d’utiliser ma mode comme une plateforme pour évoquer cette question, car, à mes yeux, elle est importante. Je le fais à travers mes créations, et par différentes actions, en soutenant des organisations qui viennent en aide aux jeunes LGBTQI+. Le monde actuel est difficile, violent, et il l’est tout spécialement envers les minorités.