Le bonheur est dans la vigne
À l’ouest de la Touraine, le vignoble de Chinon s’enracine dans un sol de craie appelé tuffeau qui apporte une finesse poivrée et beaucoup de vivacité aux vins rouges à base de cabernet franc. À la faveur du réchauffement climatique, on redécouvre aujourd’hui ce cépage longtemps snobé, dont le génie est d’insuffler de la fraîcheur, du croquant et de la droiture. Jusqu’à la fin des années 1990, le grand artiste de Chinon était Charles Joguet (toujours vivant), qui fut le premier à planter en 1982 du cabernet « franc de pied », c’est-à-dire non greffé sur des pieds de vigne américains. On n’a jamais retrouvé après lui un tel éclat, une telle grâce et une telle profondeur ! Heureusement, les modes passent, et les vins concentrés et boisés ont fait leur temps. Aujourd’hui, les amateurs du monde entier se sont pris d’amour pour ce vignoble qu’il faut parcourir le matin au soleil levant, avec son Rabelais dans la poche…
Car Chinon, c’est la grâce et la délicatesse, le charme, le mystère, la dame à la licorne et Jeanne d’Arc réunis. C’est peut-être la raison pour laquelle ces dernières années tant de femmes vigneronnes ont réussi à imposer ici leur patte et leur style. Loin des standards un peu machos de l’œnologie dominante, on trouve dans leurs vins une voix singulière, une volonté de délicatesse, une absence d’esbroufe, une simplicité bienveillante… qui font du bien au gosier.
Quand on rend visite à Fiona Beeston, on est d’abord subjugué par la beauté du lieu: son domaine a été créé en 1604 par des moines franciscains, à flanc de coteaux, pile en face de la forteresse de Chinon, au-dessus de la Vienne. La lumière y est unique, on est au cœur de «la douce France». Il faut dire qu’avant de devenir vigneronne Fiona était journaliste à « La Revue du vin de France ». Une plume cinglante. Sa rubrique foutait la pétoche à tous les margoulins pollueurs, traficoteurs et chaptaliseurs. Mais tout ce que cette Anglaise amoureuse de nos vins a appris, elle l’a reçu d’un personnage pittoresque du Paris des années 1970 et 1980 : le caviste Lucien Legrand... « Un visionnaire, le premier à avoir osé vendre des petits vins de pays pas chers, dont il écrivait lui-même les étiquettes à la main. C’est chez lui, aux Caves Legrand, que j’ai vendu les premiers vins du domaine de Trévallon qui ne valaient que 16 francs la bouteille à l’époque. » Dans ses années d’apprentissage, ce qui a le plus fasciné Fiona, c’est le vignoble de la vallée de la Loire, qui s’étend sur 800 kilomètres de son embouchure à Sancerre (le troisième plus grand de France). Sa quiétude, sa lumière...
À Chinon, elle rencontre une légende vivante, Charles Joguet, le dernier vigneron à faire du vrai « chinon à l’ancienne », avec les peaux du raisin et les rafles entières qui infusent lentement dans le moût pendant qu’il fermente. Fini, le journalisme. En 2010, Fiona se lance et devient propriétaire du clos des Capucins, terroir d’exception. Dès le départ, elle opte pour la biodynamie. Le cheval Lulu désherbe dans les rangs. Les blaireaux lui indiquent quand débuter les vendanges. En cave, elle fait venir des fûts du domaine de la Romanée-Conti pour élever ses vins qui y développent une texture veloutée aux notes de cassis et de réglisse... Succès fulgurant : à Paris, Alain Passard, le George V et la Cave de Belleville sont ses meilleurs ambassadeurs, pendant qu’à Londres on s’arrache ses chinons dans les bars à vin de Soho.
Martine Budé : le talent à l'état pur
À une vingtaine de kilomètres de Chinon, le domaine de la Niverdière nous fait entrer dans un univers encore plus romanesque... Car si l’on peut parler de génie inné pour le vin, il faut bien reconnaître que Martine Budé est un cas d’école, une femme pas ordinaire. Dans une première vie, cette fille d’industriels flamands, née à Gand, était décoratrice d’intérieur et buveuse de bière: « J’ignorais tout du vin ! »
Or, tout a commencé à partir de rien, en 2014, autant dire hier ! Alors qu’elle se promène dans les environs de Chinon, la voici qui tombe amoureuse de ce domaine du XVe siècle à moitié en ruine. A-t-elle entendu des voix? Toujours est-il que, contre l’avis de son premier mari, elle décide de s’y installer et d’y faire son propre vin. «Une illumination.» En un éclair, sa vie bascule, et elle se retrouve seule dans cette maison avec ses enfants. « En 2015, j’ai divorcé et j’ai fait mon premier millésime en même temps! Mes gestes sont venus naturellement, comme si j’avais toujours su faire du vin!» Comment une femme qui n’avait jamais conduit un tracteur, ni tenu une pioche, ni fait rouler un tonneau a-t-elle pu apprendre en si peu de temps à cultiver 7 hectares
de vignes (en biodynamie de surcroît) et à produire des vins d’une finesse et d’une saveur aussi incomparables ? Pour le caviste Bruno Quenioux, des caves Philovino, à Paris : « C’est un exploit ! Martine se fie à son instinct. J’ai rarement vu cela chez une néophyte. À l’aveugle, ses chinons sont très proches de ceux que faisaient Charles Joguet, que pourtant elle n’a pas connu.»
Martine Budé, qui a investi une fortune dans son chai, est d’ores et déjà une vigneronne d’exception et le symbole de la renaissance de cette appellation. Tous ses vins sont uniques : fluides, soyeux, d’une délicatesse incroyable, apaisants et bourrés d’énergie.
Clos la Niverdière, à partir de 15 euros la bouteille. Trois cuvées : Renaissance, Résilience et Palimpseste. laniverdiere.com.
Clothilde Pain : la sensualité
Ainsi en est-il de Clothilde Pain au village de Panzoult. En 2012, cette fille de vigneron a fait le choix de se démarquer de son père et de prendre son envol en faisant des vins de clos (situés sur les prestigieux terroirs de Cravant-les-Côteaux) faciles à boire, friands et gouleyants, aux petits noms coquins (Secrets d’alcôve, Ma petite robe rouge, Sans dessus sans dessous, Prends-moi...). Clothilde et sa sœur Honorine obéissent à leur instinct et à leur émotion. Après chaque vendange, elles se laissent guider par « l’effet millésime » et recherchent la suavité, la fluidité, le fruit et la fraîcheur, sans exclure pour autant la complexité.
De 7,50 à 17 euros la bouteille. clo-chinon.com.
Lire aussi.Vins des Alpilles : l’énergie de la roche
Caroline Sourdais : l'audace
Aussitôt après avoir repris en 2014 le domaine créé en 1981 par son père Pierre Sourdais, elle s’empresse de le convertir à la biodynamie. Caroline s’efforce d’exprimer dans ses cuvées la typicité de chaque par- celle. Ainsi, chez elle, pourra-t-on déguster le croquant un peu canaille des vins de plaine, et enchaîner sur les gaillards puissants et charpentés des vins de coteaux comme la cuvée vieilles vignes Stanislas à 26 euros.
domaine-pierre-sourdais.com.
Sylvie Raffault : la profondeur
À Savigny-en-Véron, elle n’est autre que la petite-fille de la grande Olga Raffault : première femme vigneronne de Chinon dans les années 1940. Sylvie a su perpétuer l’œuvre de sa grand-mère en maintenant un style de vin très féminin, suave, élégant, fin, avec aussi un peu de rondeur et de sensualité, preuve que le cabernet franc peut aussi avoir de la cuisse. Les vins de ce domaine se boni- fient au fil des années, en se dépouillant et en devenant de plus en plus lumineux et délicats. Des chinons qui peuvent franchir la barre des 40 ans sans problème, ce qui suppose une superbe matière première.
La cuvée vieilles vignes est proposée au prix imbattable de 15 euros. olga-raffault.com.
Angélique Léon : la fougue
Elle a repris le domaine de ses parents en 2002. Angélique aime que les saisons impriment leur rythme aux travaux des champs : taille, labour, ébourgeonnage, vendange manuelle, pressurage, vinification, mise en bouteille... Ici, aucun désherbant chimique ! Ses chinons sont intenses et frais, francs, généreux, gourmands, avec des tannins soyeux.
Cuvée Clos de Danzay à 12 euros. leonchinon.fr.
« Vigneronnes. 100 femmes qui font la différence dans les vignes de France », de Sandrine Goeyvaerts (éd. Nouriturfu), 18 euros.
« Vigneronne. Quitter Paris, changer de vie, créer son vin », de Laure Gasparotto, (éd. Grasset), 18,50 euros.
Toute reproduction interdite