Frédéric Neyrat : « La pensée écologiste est géo-centriste. Son centre, c’est Gaïa ou une ‘zone critique’ qui réduit encore plus notre horizon » (L’Ange Noir de l’Histoire)

Frédéric Neyrat : « La pensée écologiste est géo-centriste. Son centre, c’est Gaïa ou une ‘zone critique’ qui réduit encore plus notre horizon » (L’Ange Noir de l’Histoire)

Stimulant, novateur et indispensable pour qui veut penser l’écologie : autant de qualificatifs qui affirment ici l’enthousiasme de lecture qu’offre L’Ange de l’Histoire : Cosmos et technique de l’Afrofuturisme que Frédéric Neyrat vient de signer aux décidément passionnantes éditions MF. De manière profondément originale, Neyrat jette ici les fondements d’une pensée écologique qui, au-delà de Bruno Latour, se saisit de l’Afrofuturisme, de son imaginaire et de sa puissance politique pour repenser l’écologie. Et si l’écologie était le signe du refus d’une révolution copernicienne ? L’écologie pense-t-elle notre rapport au cosmos ? Accepte-t-elle l’étranger ou reconduit-elle l’anthropocène qui se fonde sur l’esclavage et le meurtre des femmes et des hommes noirs ? L’écologie, pour s’affirmer, doit-elle prendre en charge la question de la race comme l’y invite l’Ange Noir de l’Histoire ? Autant de questions brûlantes que Diacritik est allé poser à Frédéric Neyrat le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre essai puissamment original, L’Ange Noir de l’Histoire : Cosmos et technique de l’Afrofuturisme qui vient de paraître chez MF éditions. Comment est née cette réflexion que vous menez dans votre essai et qui pose, avec force, combien l’Afrofuturisme se donne comme un outil majeur pour repenser notre relation au cosmos ? Dans votre propos liminaire, vous indiquez que la vie est faite de rencontres qui en dévient la course et qu’à ce titre, dites-vous encore notamment, « l’univers mythique-musical de Sun Ra, la machine co(s)mique de P-Funk… la peinture féministe, tactile-planétaire et para-humaine de Wangechi Mutu » ont joué le rôle d’un déclencheur conceptuel : comment ces artistes vous ont-ils transporté dans une autre perception et vous ont-ils invité à bouleverser votre système de références ? En quoi ont-ils introduit en vous de l’alien, c’est-à-dire vous ont défamiliarisé et dépaysé vos manières de penser ?

Introduire en soi de l’alien, votre formule nous offre un bon de départ, en ces temps de pandémie, et avec en mémoire le film de Ridley Scott, Alien. On pourrait dire qu’il y a deux manières pour ce qui est alien de nous changer : l’une se fait par intrusion, forçage, et c’est le film d’horreur, l’épidémie de zombies ou la réalité du Covid-19, qui nous transforme en objets, en corps malades, en patients soumis à la médecine ; l’autre se fait par rencontre, par une forme d’expérience qui, si elle n’est certes pas capable de maîtriser ce qui lui arrive, concerne néanmoins non pas un objet mais un sujet, un quelqu’un à qui il arrive quelque chose, quelque chose d’intense, d’imprévu. Alors je peux dire qu’il m’est arrivé de faire l’expérience, sensible, et intellectuelle, d’une constellation sonore, signifiante, visuelle qui porte le nom d’Afrofuturisme, avec les artistes que vous citez.

Pourquoi c’est arrivé ainsi, je ne le sais pas exactement, mais je sais qu’Afrofuturisme nomme pour moi une rencontre, forcément contingente, avec des paramètres multiples touchant les questions de la racialisation et de l’écologie politique, de la philosophie et de l’art, du concept et de la métaphore. La métaphore, étymologiquement, c’est ce qui transporte ailleurs, plus loin, au-delà. Disons que pour moi, l’Afrofuturisme est la métaphore qui me permet de décoller d’un certain type de pensée esthétique, écologique, et philosophique. Par exemple, j’aime beaucoup la chanson « Astro Black » de Sun Ra, avec ses percussions très chaudes, sensuelles, lentes, qui sont perturbées par des cuivres indociles, avec la voix de June Tyson qui nous dit : « astro-black mythology / astro-timeless immortality / astro-thought in mystic sound / astro-black of outer space / astro-natural of darkness stars/ astro reach beyond the stars ». Je crois que se tient dans ces paroles à peu près tout ce que j’ai essayé de déplier dans mon livre, cette incroyable correspondance entre le mythique et le cosmologique, le très ancien et le voyage dans l’espace, l’absence de temps au sein d’une musique qui ne nous laisse pas le temps de nous habituer à ce qu’elle éveille en nous d’inconnu.

Avant d’entrer plus avant dans votre essai, j’aimerais, si vous en êtes d’accord, que vous définissiez l’Afrofuturisme tel que vous le déployez dans L’Ange Noir de l’Histoire. D’emblée, vous le posez comme une révolution cosmique que la révolution copernicienne n’a pas réussi à accomplir ou qui laisse encore la révolution copernicienne inachevée. De fait, l’Afrofuturisme est un éveil sensible à l’impasse que constitue l’anthropocène car, selon vous, cet anthropocène est sourd et aveugle au cosmos : il est encore trop centré sur les hommes et plus largement sur la terre, et oublie combien la terre se comprend elle-même dans un système plus vaste de galaxies.Ma question sera ici double : en quoi vivons-nous encore selon vous, concrètement, dans un système pré-copernicien ? Et enfin, comment la révolution portée par l’Afrofuturisme pourrait-elle se faire cosmique et, si oui, à quels niveaux ? En quoi finalement le concept d’anthropocène serait, selon vous, un concept encore trop centré sur une manière de totémisme de l’humain qui ne dit pas son nom et dont l’Afrofuturisme permettrait de dévoiler les limites encore inaperçues ?

Ce sont des questions qui sont en jeu dans un ouvrage que je prépare sur la question planétaire : qu’est-ce que cela veut dire, avoir l’expérience que l’on est sur une planète lancée dans un univers en expansion ? Quels sont les discours, les formes d’art, les techniques, qui tentent de rendre compte de cette expérience, et quels sont les discours, les pensées qui semblent y demeurer hermétiques ? L’anthropocène, c’est le nom d’un hermétisme à l’expérience planétaire, c’est faire comme si la Terre était au centre de l’univers. Elon Musk et les autres capitaines du New Space sont bien plus géocentriques qu’on ne le croit, quand ils veulent développer une industrie du tourisme péri-terrestre, en offrant des voyages de courte durée à des millionnaires qui s’ennuient. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, on est là bien loin de l’Age de l’Espace ! Mais la pensée écologiste est elle aussi géo-centriste, son centre et son horizon, c’est Gaïa, au mieux, ou une « zone critique » qui réduit encore plus notre horizon. La raison de cette réduction est que la pensée écologiste s’est fondée sur l’idée qu’elle allait nous guérir de la révolution astronomique du 16ème siècle en redonnant à la Terre son statut d’exception dans l’univers. Vous remarquerez, enfin, que le film récent intitulé Ad Astra nous conduit au même point : retour au logis, à l’écologie de la Terre, après avoir conclu que l’univers est sans vie, alors pourtant que le film, presqu’inconsciemment, nous montre au contraire l’incroyable splendeur des mondes qui ne sont pas comme le nôtre. Or on ne peut comprendre la spécificité de la Terre qu’au sein d’une planétologie comparée, c’est ce qu’explique très bien quelqu’un comme Dipesh Chakrabarty dans un article récent. Et c’était précisément cela, la volonté de Galilée : élever la Terre à la dignité d’un astre noble en la sortant de son statut de dépotoir, sordide et sans mouvement.

Or je crois que l’Afrofuturisme peut nous aider à nous sensibiliser à cette planétologie comparée, à nous faire passer de l’écologie à l’exologie, en nous permettant de faire un détour cosmique. Pour comprendre ce qu’est notre Terre, il faut la faire varier imaginairement, la penser à partir de la planète qu’elle n’a pas été, le lieu d’habitation qu’elle n’a pas été, la politique qui n’a pas eu lieu. C’est quelque chose que Jean-Luc Godard a dit à plusieurs reprises, dans des films et dans des interviews : on ne nous parle que des faits, alors qu’on devrait aussi nous parler de « ce qui ne se fait pas ». L’Afrofuturisme, c’est ce qui ne se fait pas, entendez cela ontologiquement et en termes moraux même : du mythique, de l’improvisation, de l’extravagance, de l’impossible, de l’absolu, le rêve d’une nouvelle terre, d’une révolution planétaire, d’une liquidation du suprématisme blanc, d’un devenir étranger à soi-même qui interdise aux êtres humains de se prendre pour eux-mêmes.

Je ne dis pas cela contre les êtres humains, j’aime l’humanité, mais je l’aime quand elle ne renie pas ce qui en elle lui échappe, ce qui n’est pas identifiable, ce qui ne pourra jamais être porté à la pleine lumière. Finalement, le cosmos, c’est ça dans l’Afrofuturisme : le cosmos est ce qui nous rend étrangers à nous-mêmes.

Dans le prolongement du questionnement de l’anthropocène ouvert par l’afrofuturisme, la définition que vous offrez de l’afrofuturisme consiste ainsi à en faire une alternative culturelle puissante à la domination blanche qu’elle ne cesse de dénoncer : l’anthropocène serait ainsi fondé sur le rejet de la personne Noire car l’anthropocène se fonde pour une large part sur la colonisation. De fait, si, l’afrofuturisme, notamment d’un Sun Ra, propose une nouvelle image du Cosmos, cette relation nouvelle au Cosmos implique de repenser les usages de la technologie et incidemment d’en changer tant cet usage serait à la vérité racialisé.En quoi ainsi l’usage de la technologie peut-il par l’afrofuturisme être considéré de manière racialisée, à savoir en quoi existe-t-il dans notre rapport à la terre, à Gaïa, un usage blanc de la technologie tel que vous l’indiquez ? En quoi l’afrofuturisme restaure-t-il une puissance politique et révolutionnaire de la technologie dont l’usage serait cette fois noir ? S’agirait-il par l’afrofuturisme de changer la fonction de la technologie afin d’en faire un lien et non une arme : changer l’arme de domination d’un capitalisme blanc en un bienfait ? En quoi plus largement l’afrofuturisme permet de montrer combien le Noir a pu jusqu’ici être considéré comme l’objet d’un refoulement politique et cosmologique sinon, comme vous le dites aussi bien, d’un meurtre ?

Frédéric Neyrat : « La pensée écologiste est géo-centriste. Son centre, c’est Gaïa ou une ‘zone critique’ qui réduit encore plus notre horizon » (L’Ange Noir de l’Histoire)

Il faut tout d’abord commencer par renverser notre regard. Au lieu de commencer, du point de vue de l’analyse sociale et politique, à accommoder notre vision sur ce qui est blanc, sur la position de domination des personnes reconnues comme blanches, il faut plutôt voir comment le Noir – le sujet Noir, celle et celui qui, nous dit Fred Moten dans un livre récent, n’a pas même pu être un sujet et n’aura été qu’un « sub-subject », un sous-sujet – est l’objet d’un rejet à partir duquel le sujet blanc se définit comme non-Noir. On voit ici qu’il n’y a pas d’identité blanche posée de façon première, la voici délogée de sa primauté ontologique, elle est l’effet, second, d’un rejet, celui de la Blackness, que l’on peut traduire par l’être-noir, ce-qui-est-noir, le fait d’être un sujet Noir. Et ce rejet, il doit être produit, ce n’est pas seulement une question de définition, il est produit par des manières de faire, sociales et économiques, et aussi par des technologies qui vont installer un monde, des villes, des formes de production énergétique, des universités, des livres. Coloniser, exploiter les corps des personnes noires dans les mines qui vont donner l’énergie de la révolution industrielle, l’esclavage et les plantations qui révèlent un Plantationocène derrière l’Anthropocène, et chercher une planète de rechange à terraformer pour continuer bien tranquillement la logique géo-capitaliste sur Terre, tout cela marque la continuité féroce de la technologie blanche.

L’Afrofuturisme serait alors la tentative de répondre à la question suivante : qu’est-ce qui se passe si la Blackness n’est plus rejetée, mais reconnue dans sa puissance de création, son chromatisme infini comme le dit Moten ? Si, au lieu de rejeter ce qui est Noir, le sujet noir, la couleur noire, l’obscurité intersidérale, celle-ci devient la dimension originaire, la pulsation de l’existence ? La réponse est bouleversante : ce qui se passe alors, c’est – théoriquement d’abord – la fin du monde, la fin du monde telle que nous le connaissons. C’est pour cela que même le discours collapsologiste peut être utilisé pour masquer la fin du monde que l’on ne veut pas voir, celle qui serait la fin du monde de l’anti-Blackness. Car cette fin-là, on ne sait pas ce que c’est, puisque ce sont les bases mêmes de l’anthropocène et de sa critique qui sont remises en cause. Voilà pourtant ce que l’Afrofuturisme nous permet d’imaginer. Dans un tel monde, les technologies perdent leur fonction coloniale, leur fonction d’exploitation, un simple outil agricole peut devenir une énigme… Cultiver, vraiment ? Mais pour quel monde, pour quelle forme de vie ?…

Je crois que nous avons besoin de repenser la technique, mais on ne peut le faire qu’à partir d’une vue d’ensemble où les technologies cessent d’être des outils, des machines à exploiter, et deviennent des médiations cosmologiques, ça veut dire des opérateurs nous permettant de nous penser nous-mêmes comme autre-qu’humain, autre-qu’ici, autre-que-présent. Imaginez une société qui porterait comme valeur la reconnaissance de notre statut d’êtres errants, d’êtres qui bivouaquent mais n’habitent pas, qui dérivent au lieu de s’installer, qui ont perdu leur statut d’exception pour devenir des êtres extraordinaires en compagnie d’autres êtres extraordinaires. Et maintenant imaginez comment la technologie pourrait être mise au service de cette extravagance. Voilà la musique, la peinture, la poésie afrofuturiste, voilà ce qu’elle nous montre, sans bien entendu nous donner un mode d’emploi, puisque c’est celui-ci qu’il a d’abord fallu brûler.

Dans le rapport neuf et profondément original que vous tissez à l’anthropocène transparaît en filigrane une critique plus profonde que vous menez des travaux de Bruno Latour sur la relation que l’homme tisse avec Gaïa. Aux critiques que l’afrofuturisme permet de formuler sur l’usage blanc de la technologie s’ajoute un contrepoint jusqu’ici peu soulevé à ma connaissance, pas même par Timothy Morton sur la pensée écologique, à savoir l’identité même de ceux qui s’inquiètent des questions écologiques. A ce titre, vous indiquez nuançant Latour que la question est moins de savoir « Où atterrir ? » que « Qui atterrit ? ». En ce sens, en quoi, à la différence de Latour, est-il plus important pour vous avec l’afrofuturisme de s’enquérir de « Où sommes-nous ? » et « D’où venons-nous ? » ? Diriez-vous que, plus largement, l’afrofuturisme constitue un nouveau substrat théorique qui inviterait à nuancer les propos de Bruno Latour notamment en leur apportant un contrepoint politique et un éveil à la question de la race ?

Il est vrai que le champ des humanités environnementales favorise aujourd’hui certains termes : Gaïa, les terrestres, les vivants, et cela ne se réduit pas à la personnalité de Bruno Latour, même s’il représente une figure majeure, influente, rassemblant celles et ceux qui s’y reconnaissent. Mais après tout, il semble logique que la pensée environnementale se préoccupe des territoires de la Terre, de l’oikos terrestre et de Gaïa ! Or cette évidence risque d’occulter un certain nombre de problèmes, que seule une cartographie politique de la pensée sous condition de l’anthropocène pourrait nous aider à repérer, ce qui permettrait peut-être d’envisager certaines alliances politiques comme nécessaires, et d’autres comme à éviter.

Commençons par la question de la racialisation, du « qui ? », que vous pointez, et là il me semble que l’écologie s’avère un peu aveugle sur cette question, je pourrais donner beaucoup d’exemples, d’illustrations, mais il y a des exceptions bien entendu. Je crois qu’en France c’est lié à l’inconscient républicain, qui agit même chez ceux qui rejettent le républicanisme, parce que celui-ci est fondé sur l’idée d’une universalité monochrome, et que pour contester celle-ci il ne suffit pas de contester le racisme d’extrême-droite, il faut aussi contester ce qui, dans son propre projet, aussi généreux soit-il, perpétue l’universalité monochrome. Pour comprendre ce vers quoi la pensée contemporaine devrait selon moi se diriger, je crois que Dénètem Touam Bona, dans son récent Sagesse des lianes, nous dit des choses importantes, lorsqu’il parle du marronnage comme « abolition de l’écologie ».

Il y a, deuxièmement, la question de l’ouverture cosmique et là le problème c’est que, dans la pensée écologiste contemporaine, le cosmos est réduit à sa version terrestre. Par exemple Baptiste Morizot dans Raviver les braises du vivant parle de cosmos et de « galaxie en expansion » mais c’est quand il parle de la forêt, de « cosmos vivant » mais à propos de « l’habitabilité de la Terre pour nous », et le terme de « cosmologie » est employé pour parler des usages de la Terre. Ce qu’il écrit est intéressant, mais je me demande si le dehors cosmique n’a pas été phagocyté par le vivant terrestre, au lieu d’être dialectiquement pensé, aussi, comme ce qui échappe au confinement de Gaïa.

Troisièmement, la question du capitalisme : Frédéric Lordon a raison d’insister sur cette dimension, car une écologie qui ne serait pas anticapitaliste serait stérile, mais il n’a pas grand-chose à nous dire, à ce que je sache, sur l’écologie ou les questions de racialisation. Je me sens sur ce point proche de mes camarades de la revue Terrestres, même si leur manière de répondre à Lordon fait l’impasse sur la question raciale : « décoloniser nos frontières du « politique » et du « social » », comme ils l’écrivent dans leur appel à répondre à Lordon, neutralise le terme de décolonisation en le territorialisant dans une phrase qui par les termes choisis fait l’impasse sur la question coloniale et raciale (https://www.terrestres.org/2021/11/30/pensees-du-vivant-suppots-du-capital-seminaire-devenirs-terrestres-du-8-decembre-2021/). Alors, il faudra bien que se passent des alliances, entre l’anticapitalisme de métropole, les soulèvements de la Terre, et le communisme stellaire, et la cartographie que j’ébauche ici irait dans ce sens.

Mais je dis cela trop rapidement, il faudrait ajouter la question du genre, de l’éco-féminisme, et des technologies, complexifier mon propos, et puis de toute façon passer des alliances n’a pas grand sens pour quelqu’un comme moi qui ne représente rien. Mais c’est peut-être par cette absence-là que s’est communiquée à moi la question de l’impossible Afrofuturiste, non qu’il y ait quoi que ce soit de comparable entre ma situation et celle de celles et ceux à qui le monde a été dénié, mais l’absence de comparaison n’empêche pas la présence en chacun de nous d’une part maudite, enténébrée, commune dans ce qu’elle représente de manquant au monde.

Au-delà des nuances et contrepoints apportés aux pensées de l’anthropocène, un des points les plus remarquables de votre réflexion s’affirme dans la manière dont vous interrogez vous-même vos présupposés de réflexion, notamment sur la question redoutée d’un afrofuturisme blanc. Si, selon vous, l’afrofuturisme s’offre comme un outil capable d’interroger l’usage blanc de la technologie, il faut en revanche se méfier d’une appropriation culturelle de l’afrofuturisme : celui-ci doit demeurer dans son estrangement théorique afin de ne pas voir sa force politique s’émousser. Comment dans L’Ange Noir de l’Histoire parvenez-vous à déjouer ce piège et à dépasser ce risque éthique et intellectuel par où, l’homme blanc exploitant encore l’homme noir, pourrait s’exercer une manière d’ethnocentrisme inversé ? Comment rendre sa parole à la fois juste devant l’afrofuturisme ?

La peau est la métonymie d’un monde, comme le montre bien la peinture de Wangechi Mutu que j’analyse dans mon livre. Être blanc, c’est ainsi porter avec soi l’effet de racialisation, ce qui ne veut pas dire être raciste, au sens de voter pour Le Pen ou Zemmour, mais vivre à partir d’un monde qui a été constitué ontologiquement pour soi. Frank W. Wilderson décrit très bien ce point-là : existentiellement, il peut m’arriver d’être esclave, ou d’avoir un œil crevé par la police lors d’une manifestation ; mais pour la personne noire, ce type d’évènement n’est pas de l’ordre de l’accident, mais de l’essence, l’accident confirmant l’essence.

Cela veut dire que, d’une certaine manière, je ne peux éviter d’être parmi ceux qui exploitent, qui par leur manifestation du monde blanc impose une violence aux personnes Noires. Mais cette situation ne doit pas conduire à une forme de défense du type : « que voulez-vous que j’y fasse ! », ou, semble-t-il à l’inverse, « plutôt me taire et m’effacer, et laisser parler les sujets « subalternes », les personnes noires, ceux qui ont subi la violence coloniale de la France dans son ex-empire », etc. Non, il ne faut pas donner un blanc-seing à l’ordre du monde, mais le défier, par la pensée, par des actes, par des formes de vie, trouver des alliances, prendre la parole à partir d’une désidentification avec le monde Blanc, ainsi faisant de l’existence une contestation de l’ontologie.

En ce sens, favoriser sans cesse ce que vous nommez un « estrangement théorique » me semble une bonne méthode, y compris parce que ce faisant vous rendez étrange le mot étrangement. Pour ne pas récupérer l’Afrofuturisme, il faut que celui-ci ne s’arrête pas à moi, qu’il passe à travers moi – comme le Mothership de P-Funk, l’« Eve Prototype » de Moor Mother et Nicole Mitchell, et les paraboles d’Octavia Butler – et donne lieu à des rencontres inattendues. Philosophiquement, cela signifiera provoquer des rencontres, des images dialectiques entre des penseurs séparés dans l’espace et dans le temps. Rien de plus étrange qu’une rencontre contre toute attente.

Un des autres axes remarquables de votre travail consiste à opposer à l’anthropocène une notion dont l’afrofuturisme vous permet de jeter les fondements théoriques ce qu’il faudrait ainsi nommer l’aliénocène. Si l’anthropocène propose d’épuiser encore et toujours plus les ressources pour assurer la survie de l’homme, l’afrofuturisme propose, quant à lui, de libérer la terre pour un autre cosmos par ce que vous nommez une « accrétion transcendantale ». En quoi libérer la terre est-ce révéler un univers alien ? En quoi l’aliénocène que vous défendez serait finalement une vision cosmique de l’écologie dont l’homme ne serait plus l’alpha et l’omega ? Cependant, il ne faut pas manquer de s’interroger sur l’altérité dont nous parlons. Vous rappelez notamment des propos de Franz Fanon dans lesquels l’alien peut être également du côté des forces colonisatrices : comment ne pas précisément faire de l’aliénocène la reconduction décentrée de l’anthropocène ?

Récemment, on a vu se dérouler une course à l’armement théorique pour savoir quel serait le meilleur terme capable de décrire le processus qui a pu mener à la liste des désastres écologiques, du changement climatique à la stérilité des sols en passant par la disparition des espèces sauvages : anthropocène ? Capitalocène ? Anthrobscène ? Il y a des articles et des websites qui sont consacrés à les recenser, tous ces noms. J’ai succombé aussi à cette tentation, avec peut-être une légère différence d’intention : mon but, avec le terme d’Aliénocène, n’est pas de donner une meilleure explication à la capacité que les sociétés humaines technologiquement privilégiées ont de déstratifier les profondeurs géologiques en un tour de main, mais d’ouvrir la Terre à un espace-temps qui déborde le cadre de tout exercice définitoire. Pour en revenir à la citation de Godard, on pourrait dire : l’Anthropocène, le Capitalocène, c’est ce qui s’est fait et se fait encore ; l’Aliénocène, c’est ce qui ne se fait pas, c’est l’utopie qui n’a pas pour fonction de présenter ce qui doit être mais d’introduire à ce qui ne se fait pas et aurait dû se faire il y a bien longtemps déjà dans l’histoire humaine. L’Aliénocène, c’est ce qui n’est pas encore arrivé, c’est pour cela qu’il ne peut trouver de modèle à suivre chez les « ancêtres » ou les anthropologies animistes, sauf lorsqu’il s’agit de défaire le fait du pouvoir, de défaire la formation de l’économie d’accumulation, comme Pierre Clastres et Eduardo Viveiros de Castro nous permettent de le penser. L’alien peut certes habiter la Terre, mais la Terre ne peut contenir l’alien.

Cependant, cela ne garantit en rien que l’alien soit un être sympathique, et en effet le capitalisme peut être dit alien, aliénant, destructeur, viral comme l’économie digitale, comme un métavers s’immisçant partout. C’est pour cela que, dans un article récent, « Le protocole alien : Étapes vers un communisme de l’étrange » (« The Alien Protocol : Steps Toward a Communism of the Strange » in (Des)Troços, v.2, n.1, 2021), je propose finalement de plutôt utiliser les expressions de « force alien », ou d’« alien-ness », un terme que l’on pourrait traduire en français par qualité-d’être-alien, ou étrangèreté peut-être. Car le défaut de la catégorie d’alien, c’est de nous faire retomber dans les pièges de l’identité : on va repérer des aliens comme tels et les enfermer dans ce qu’on supposera être leur différence, leur statut d’étranger. C’est pour cela que Toni Morrison, dans L’origine des autres, a pu écrire qu’« il n’y a pas d’étrangers ». Cette formule ne semble étonnante que lorsqu’on ne saisit pas de quel piège elle nous extirpe. Si donc l’on dit : il n’y pas d’aliens, mais il y a de la force-alien, de la puissance d’étrangèreté, alors on comprend que l’alien capitaliste est celui qui impose son identité pour éradiquer ce qui n’est pas lui, et qu’à l’inverse l’Aliénocène est la puissance qui consiste à rendre étranger ce qu’on croyait avoir sous la main.

En quoi l’afrofuturisme peut-il être le levier d’une action politique d’envergure ? D’emblée, vous soulignez combien l’afrofuturisme sous toutes ses formes porte l’idée neuve et encore inaccomplie qui consiste à poser dans la politique et au quotidien la question vibrante et ouverte de l’impossible. Pourquoi poser l’afrofuturisme comme culture et ouverture à l’impossible permet de faire de ce même afrofuturisme l’outil actif d’une défaisance de l’économie dominante ? Pourquoi et comment en fait l’anthropocène refuse toute idée d’impossible ? Pourquoi est-ce finalement par ce péché d’orgueil que l’anthropocène se condamne comme de lui-même ?

Il faut revenir sur l’une des scènes primitives de l’anthropocène, là où commence la biopolitique, au 17e siècle avec René Descartes, avec Francis Bacon. Ce dernier, dans La Nouvelle Atlantide, paru en 1627, fait de la « réalisation de toutes les choses possibles » le signe même de l’utopie scientifique, et il y a cette idée, qui court jusqu’au 20e siècle et s’effondre sur ce que le sociologue Ulrich Beck a nommé la « société du risque », qui est une société de la catastrophe, cette idée que l’on va tout pouvoir réaliser, de la santé parfaite à la terraformation des planètes. Le possible, c’est ce qui abonde dans l’imaginaire contemporain, qui s’impose via l’internet, Alphabet et le Metaverse, et vouloir en rajouter sur le possible, même avec les meilleures intentions du monde, c’est selon moi abonder dans le sens de la catastrophe, climatique, mais aussi cognitive puisque rendre possible une nouvelle opinion fausse est désormais le summum de la gloire digitale.

Or avec l’Afrofuturisme, avec cette tentative de visualiser un futur dépassant tout possible, cette vision cosmique où la Terre se détache de la gravité mortelle qui a écrasé toutes celles et tous ceux qui ne représentaient pas la possibilité blanche, cette recréation du passé à partir de ce qu’il aurait dû être et non pas de ce qu’il a été, avec cette façon qu’a Sun Ra de jouer des notes qui ne sont pas là et Nicole Mitchell de faire monter une communauté à la flute, l’impossible se présente comme thérapie. Il ne s’agit pas de réaliser le possible, il s’agit de l’irréaliser, pour que quelque chose d’autre apparaisse, quelque chose de miraculeux on pourrait dire, ou de merveilleux, mais une merveille qui ne nie pas l’obscurité de l’univers, la mort, l’égarement, la douleur d’exister. L’impossible, c’est quand l’obscur comme tel devient lumineux sans perdre sa noirceur.

C’est ce point qui est très important : au fond, le problème avec l’anthropocène n’est pas sa démesure, son hybris, c’est qu’il n’est pas capable de l’impossible, qui pour lui doit être éliminé au nom du possible. Limiter la consommation ou le capitalisme, les moraliser, ne sera pas suffisant pour désactiver les mécanismes qui sous-tendent le capitalocène, nous la savons très bien, c’est ce qui fait le fond de notre désespoir : qu’aucune réforme ne suffira à endiguer la temporalité catastrophique de l’anthropocène, c’est-à-dire qu’il va s’éterniser, ou tout du moins durer bien après notre extinction. Être à nouveau capable de l’impossible, en termes politiques cela se nomme une révolution, qui est le nom de l’impossible demeuré impossible, sur ces points il faut se replonger aussi bien dans la philosophie de Derrida que dans celle de Badiou, qui sont deux penseurs de l’impossible nécessaire. Alors, je ne dis pas bien entendu que l’Afrofuturisme nous donne une méthode politique, je dis que cette esthétique et la pensée qui la traverse donnent à nos sens et à notre intellect une idée de ce qu’une révolution cosmologique serait, l’idée d’« une nouvelle Terre, un nouveau ciel », comme le dit le prophète Esaïe. Si Sun Ra, comme il le dit de lui-même, est « mythique », c’est au sens où il n’existe pas encore, et pour commencer à exister vraiment, il faudrait que ce monde touche à sa fin.

Ma dernière question voudrait porter sur le rapport que votre essai ne cesse depuis son entame de tisser avec la pensée de Walter Benjamin, et en particulier avec sa fameuse image de l’Ange de l’Histoire. S’agit-il chez vous d’un Ange qui indique une manière de messianisme du passé par lequel il se ferait guide d’un avenir qui serait africain ? En quoi s’oppose-t-il, parce qu’il est une Arche, à la Maison Blanche, à ce futur qui ne comprendrait pas l’Afrique avec lui ? N’y a-t-il pas incidemment un risque à romanticiser la question de l’afrofuturisme en posant l’image d’un Ange Noir : en quoi est-elle au contraire un point de ralliement possible de la lutte ?

Il serait faux de ma part de dire que je ne romantise pas l’Ange Noir, je sais que vous dites cela pour pointer un danger, et vous avez raison de le faire, mais pour moi il est nécessaire qu’un certain romantisme irrigue notre horizon politique, si on entend par romantisme le dehors récalcitrant qui conteste l’ordre délétère des choses, l’absolu dont toute créature finie, en tant que finie, est capable. Et les travaux de Michael Löwy sur le romantisme comme critique interne de la modernité sont ici cruciaux. Alors, oui, l’Ange Noir comme point de ralliement, c’est-à-dire comme carrefour de nos désirs, de nos rêves, de nos combats, c’est cela même, un point de rencontre dans l’obscurité où se trame notre aspiration au monde qui aurait dû exister.

Et c’est bien en cela qu’Ange Noir est aussi pour moi la rencontre de l’Afrofuturisme et de Walter Benjamin, auquel est consacré mon prochain livre : Le cosmos de Walter Benjamin : un communisme du lointain, qui sera publié en avril 2022 aux éditions Kimé. Le messianisme du passé, c’est, pour Benjamin, l’accomplissement dans le passé du bonheur qui a été empêché, grâce à une « constellation » formée avec le présent qui le venge. Ce n’est pas seulement, comme on le dit trop à propos de Benjamin, l’interruption du présent, c’est plutôt le passage de l’absolu dans l’interruption révolutionnaire du cours du monde. Dans la Mer Rouge, les flots se retirent, et dans l’espace désormais vacant, vous pouvez entendre les sons de la Terre, vous pouvez voir l’image du bonheur, celle de l’instant absolu, la délivrance du temps.

Frédéric Neyrat, L’Ange Noir de l’Histoire : Cosmos et technique de l’Afrofuturisme, éditions MF, novembre 2021, 128 p., 11 €

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