Coronavirus : « Après la peste noire, la société médiévale n’a pas tiré les leçons de la crise », rappelle l’historienne Claude Gauvard
Au 14e siècle, la peste noire s’abat sur l’Europe et ravage la société médiévale. En quelques mois, « la bête », comme on l’appelle alors, décime des villages entiers, tue des dizaines de millions de personnes, entre un tiers et la moitié de la population mondiale, selon les estimations. C’était il y a plus de 600 ans et pourtant, la « grande peste » offre un éclairage intéressant sur la pandémie de coronavirus, qui touche le monde actuel depuis plusieurs semaines.
« Nous ne sommes pas si différents des gens du Moyen-Age », assure l’historienne Claude Gauvard. 20 Minutes a interrogé cette grande spécialiste du la société médiévale, membre du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris.
Le Covid-19 est apparu en Chine avant de toucher l’ensemble du globe. D’où vient la peste noire ? Comment s’est-elle propagée ?
Probablement d’Asie, mais il est difficile de connaître le pays d’origine. Certaines sources racontent que lors d’un siège de Caffa [port génois des bords de la Mer noire en Crimée], les Mongols lançaient des corps malades par-dessus les murailles pour atteindre les habitants, comme une arme de guerre biologique. On sait que la peste est importée en Occident par un navire génois, qui accoste notamment dans le port de Marseille en 1347.
La maladie se propage en Occident à une très grande vitesse, par les transports terrestres. La remontée s’effectue par le sillon rhodanien et se diffuse partout, dans l’Empire (actuelle Allemagne), les Pays-Bas actuels, mais aussi l’Angleterre. En un an, tout l’Occident est touché, sauf quelques régions montagneuses comme le Béarn.
A l’époque, il n’y a ni avions, ni voitures comme aujourd’hui… Comment expliquer cette propagation rapide ?
On imagine parfois à tort une population médiévale statique. Or tout le tissu économique se fait par les routes, les chemins, à travers les marchés, les foires. Il y a énormément de contacts. A la différence de nous, ils vivent les uns avec les autres, avec un sens plus élevé de la communauté, des liens familiaux. Quand ils sont malades, au lieu de mourir enfermés chez eux, ils retrouvent leurs proches.
Il y a l’exemple de cette marchande, la veuve Bouret, qui habite Trigny, en Champagne, et se rend compte qu’elle a attrapé la peste : « Sur le chemin, la bête m’a prise », dit-elle. Elle choisit alors de se rendre à Reims pour retrouver sa famille et mourir avec les siens, munie des sacrements. Au final, elle contamine sa mère et son fils, qui décèdent le même jour, « comme faisaient plusieurs de ladite ville ». Ces mouvements de population ont permis à l’épidémie de se propager.
Combien de morts a-t-elle causés ?
Il y a en fait deux formes de maladie : la peste bubonique [des ganglions se forment après les morsures de puces infectées], où quelques rémissions sont possibles, et une peste pulmonaire, qui se transmet par les postillons, qui est mortelle dans 100 % des cas. On estime qu’entre un tiers et la moitié de la population mondiale a péri. La première vague d’épidémie de la peste noire dure jusqu’à environ 1352, mais il y a ensuite de nombreuses résurgences de pestes, qui sont parfois très meurtrières, jusqu'en 1720 en France.
Comment les autorités réagissent-elles ? Un confinement est-il mis en place ?
Pas tout de suite. Les hautes sphères de la société, comme à Florence, peuvent s’isoler et s’en sortir, enfermées chez elles, mais tout le monde n’a pas la chance d’avoir des serviteurs pour aller chercher des provisions. Il faut attendre le 15e siècle pour que des villes ferment leurs portes et interdisent les étrangers. Car il y a aussi une forte xénophobie, une recherche de boucs émissaires : les juifs, les lépreux et tous ceux qui sont en marge de la société.
Les services hospitaliers sont aujourd’hui dépassés. Comment réagit le monde médical au 14e siècle ?
La peste surprend tout le monde, et on n’a pas notion de ce que sont une bactérie ou un virus. On ne sait pas que la maladie se transmet par les puces présentes sur les rats. Il y a par ailleurs très peu d'Hôtels-Dieu [établissements gérés par l’Eglise], qui accueillent malades et pèlerins. Ils sont débordés, avec déjà trois ou quatre malades par lits habituellement. La mortalité est alors énorme chez les soignants, les ordres mendiants, et aussi chez ceux qui enterrent les corps. On entasse les cadavres, des fosses communes sont creusées un peu partout.
La peur de la mort est-elle aussi présente qu’aujourd’hui ?
Oui, car la peste est perçue en Europe comme une condamnation de Dieu, au même titre qu’un tremblement de terre ou une comète. Dieu punit le monde de ses péchés. La société médiévale est fondée sur la tradition, les séparations entre riches et pauvres, hommes et femmes, jeunes et vieux. Mais la peste touche tout le monde. Le fils n’enterre plus forcément le père. Il y a un grand désarroi car le tissu social de différenciations est balayé et l’uniformité est perçue comme un désordre.
Pourtant le monde médiéval n’est-il pas plus habitué à la mort ?
La population médiévale est habituée aux famines, aux guerres, à certaines maladies, à disparaître à 40, 20 ans ou même avant, bien sûr. La "bête", c’est une autre angoisse. Il n'y a alors rien de pire que la mort subite, la male-mort, la mauvaise mort, en solitaire, sans pouvoir recevoir les rites funéraires nécessaires à la survie dans l'au-delà. Les gens sont surpris par la peste, qu’ils ne connaissent pas. La dernière remonte au 6e siècle. C’est un peu comme aujourd’hui : on banalise l’accident de voiture, pas la pandémie.
Quelles conséquences sur la société ?
On se dit qu’il faut répondre à la colère de Dieu, en purifiant les mœurs qui se seraient perverties. Cela signifie suivre davantage les préceptes divins, avoir une vie plus simple, réduire notamment les excès de table. Cela alimentera, je crois, l’idée de réformes politiques et religieuses, jusqu’à la Réforme [protestante en 1517]. Il y a cette idée de vengeance divine à laquelle il faut répondre.
Il y a quelques jours, Nicolas Hulot évoquait le coronavirus ainsi : « Je crois que nous recevons une sorte d’ultimatum de la nature », nous n’en sommes pas loin…
En effet. C’est ce que l’historien britannique Postan explique avec cette idée : « La nature châtie l’homme pour lui avoir trop demandé ». Il y a eu une telle expansion au 13e siècle, on a défriché à outrance, donc cela a entraîné des famines au début du siècle suivant. Les gens étaient affaiblis et ont subi la peste noire d’autant plus. Le remède pour les moralistes a donc été un retour à l’état de nature, plus équilibré.
Il y a une autre conséquence. Après la peste noire, on a copulé à outrance, dans un instinct de survie. On a fait beaucoup d’enfants pour en quelque sorte défendre l’espèce.
Quelles ont été les conséquences de toutes ces morts ? Aujourd’hui, beaucoup s’inquiètent notamment d’une baisse de l’activité économique…
A l’époque, le système de production s’est aussi arrêté. L’économie reposait alors essentiellement sur l’agriculture, et certains villages ont été presque entièrement décimés. Mais il est plus « facile » de reprendre un champ qu’une usine. Et à l’époque, n’oublions pas que tout citadin est éleveur et agriculteur, il a son petit cochon, ses poules, et peut subsister.
D’un point de vue politique, ces désorganisations ont, sur le long terme, renforcé l’Etat naissant de la royauté française. Avec le grand nombre de morts, l’emprise de ses institutions s’est mathématiquement accentuée sur la population restante. Enfin, on a appris à mourir seul. La place de l’individu s’est donc développée, à travers les arts notamment et l’apparition du portrait.
Pourquoi la peste est-elle restée dans les mémoires ? Quelle leçon peut-elle nous apporter sur la crise actuelle ?
Il faut imaginer le traumatisme des populations. Il n’y a pas eu de pandémie comparable dans l’histoire, c’est pour ça que la peste noire est restée dans la mémoire. L’historienne que je suis sait qu’à l’époque, après la peste noire, la société médiévale n’a pas tiré les leçons de la crise, que rien n’a vraiment changé. La crise a au contraire développé l’individualisme et exacerbé la xénophobie, le repli.
Certains piliers humains subsistent à travers les siècles et entraînent des réactions similaires. Car l’Homme du 21e siècle n’est pas si différent de celui du Moyen-Age. Il faut donc espérer que les conséquences de la crise actuelle soient plus positives.
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