Bosnie-Herzégovine : vers un éclatement du pays ? - Fondation Jean-Jaurès
Alors que les tensions ne cessent de monter en Bosnie-Herzégovine avec les tentations sécessionnistes de Milorad Dodik, dirigeant nationaliste de la Republika Srpska (RS), l’une des entités du pays, Aline Cateux, doctorante en anthropologie au laboratoire d’Anthropologie prospective IACCHOS-Université catholique de Louvain-la-Neuve, et Loïc Trégourès, enseignant en science politique à l’Institut catholique de Paris, décryptent les ressorts de la crise politique en cours qui laisse craindre une escalade menaçant l’intégrité du pays, et que la communauté internationale et au premier chef l’Union européenne – qui plus est dans le contexte de la présidence française du Conseil de l’Union européenne – se doivent impérativement de désarmorcer au plus vite.
Le 9 janvier dernier, Banja Luka la capitale de la Republika Srpska, l’une des deux entités qui composent la Bosnie-Herzégovine, a une nouvelle fois été le théâtre de célébrations solennelles, martiales et grandiloquentes, à l’occasion des trente ans de la Republika Srpska (RS). Il faut rappeler que le choix de cette date et les cérémonies qui l’entourent ont été jugés inconstitutionnels par la Cour constitutionnelle de Bosnie. Il s’agit là, et ce depuis plusieurs années, d’un cheval de bataille parmi d’autres entre le chef politique des Serbes de Bosnie depuis quinze ans, Milorad Dodik, actuel membre de la présidence tripartite de la Bosnie-Herzégovine, et les institutions fédérales du pays qu’il ne contrôlerait pas.
Toutefois, si le discours politique de Dodik n’a pas changé depuis qu’il a reconquis le pouvoir sur une ligne nationaliste et séparatiste en 2006, avec des menaces de référendum de sécession à l’approche de chaque élection, la différence cette fois-ci est qu’il est passé à l’acte en déclenchant un processus de séparation juridique qui, s’il devait aller au bout, provoquerait de facto la sécession de la Republika Srpska en la sortant de l’ordre politique et juridique bosnien, faisant donc éclater le pays.
Néanmoins, avant d’en venir aux raisons qui l’ont poussé à agir de la sorte et aux différents scénarios que cela pourrait induire, il convient d’effectuer un rapide retour en arrière pour comprendre l’enchaînement des événements à court terme.
Rappel des contextes
La séquence politique que traverse la Bosnie-Herzégovine ces derniers mois s’est ouverte en avril 2021 avec le scandale du non-paper. Ce document non officiel, rendu public par la presse slovène, aurait été transmis à la Commission européenne par le Premier ministre slovène Janez Janša dans le cadre de la préparation de la présidence slovène de l’UE. Il évoquait la possibilité d’un démembrement pacifique de la Bosnie-Herzégovine, le rattachement de la Republika Srpska (RS) à la Serbie, celui de l’Herzégovine à la Croatie, laissant au milieu un mini-État bosniaque autour de Sarajevo, auquel il était donné le choix de s’arrimer soit à l’Europe soit à la Turquie1Le papier recommandait également le rattachement du Kosovo à l’Albanie, moins la partie serbe au nord. Voir Loïc Tregoures, « Balkans : le dangereux projet de redécoupage des frontières », The Conversation, 19 mai 2021.. Le document partait de l’idée suivant laquelle la dissolution de la Yougoslavie n’est pas achevée et a débouché sur des pays intrinsèquement dysfonctionnels en raison de leur hétérogénéité ethnique.
Si les réactions à ce document ont été unanimes dans le sens du respect de l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine et l’engagement à la protéger, l’idée de reconfiguration du pays a fait son chemin et est venue alimenter les menaces sécessionnistes proférées par Milorad Dodik depuis quinze ans. À cet épisode est venue s’ajouter le 23 juillet 2021 la promulgation de la loi sur la pénalisation de la négation du crime de génocide dite « loi Inzko » du nom du Haut Représentant de la communauté internationale (OHR)2Office of the High Representative (OHR), désigné par les pays membres du Peace Implementation Council constitué après la fin de la guerre. Celui-ci est doté de pouvoir exécutifs dits « pouvoirs de Bonn » depuis 1997 qui lui permettent d’imposer ou d’abroger des lois, de même que démettre des responsables politiques qui violeraient les Accords de Dayton. Ces pouvoirs sont néanmoins progressivement tombés en désuétude à partir de 2006., en poste de 2009 à 2021. Visant à faire cesser la négation du génocide de Srebrenica3En juillet 1995, les forces serbes de Ratko Mladic prennent l’enclave de Srebrenica dans laquelle s’étaient réfugiés des dizaines de milliers de Bosniaques. Tandis que les femmes et les enfants sont évacués, les hommes et les garçons sont systématiquement tués. La justice internationale a, à plusieurs reprises, désigné ce crime comme constitutif d’un génocide. de la part des Serbes, cette loi n’était, rappelons-le, guère plébiscitée au sein des ambassades occidentales et jugée inopportune car personne ne voulait a priori se confronter aux conséquences de cette promulgation.
Localement, la classe politique de la Federacija, l’autre entité – croato-bosniaque – de Bosnie-Herzégovine, l’a accueillie positivement tandis que la classe politique de la RS l’a immédiatement contestée en annonçant que les institutions de l’entité ne la reconnaitraient pas. Enfin, bien que saluée par les survivants du génocide de Srebrenica, cette loi n’était pas non plus considérée comme une priorité absolue par l’ensemble de l’opinion publique ni même des acteurs internationaux. Quelques voix se sont en effet élevées pour demander au Haut Représentant qu’il promulgue avant son départ une loi instituant la protection de l’intégrité des élections en Bosnie-Herzégovine : surveillance du vote, surveillance du dépouillement et sécurité des bulletins de vote jusqu’à leur acheminement à la commission centrale électorale à Sarajevo4À cela pourrait s’ajouter, en coopération avec l’OSCE, un véritable travail en profondeur de mise à jour de listes électorales totalement obsolètes.. Cette demande du vice-président du Parti social-démocrate5Héritier du Parti communiste yougoslave. est restée lettre morte et n’a reçu aucune réponse du bureau du Haut Représentant. Pourtant, cette demande de protection de l’intégrité du scrutin est vue par une majorité de Bosniens et d’analystes6 Voir Bodo Weber et Valery Perry, “AN EU-US deal for Bosnia and Herzegovina’s disintegration”, Euobserver, 8 novembre 2021. comme une priorité absolue. Le trucage des élections est en effet un élément de démobilisation politique majeur en Bosnie-Herzégovine qui participe par ailleurs grandement à l’émigration de masse de Bosniens convaincus que, quoi qu’ils fassent et quels que soient leurs votes, cela ne fera aucune différence. Le trucage des élections, souvent dénoncé par les citoyens et des réseaux d’associations citoyennes7Voir le travail de la coalition Pod Lupom sur le suivi des élections et leur campagne en cours pour la surveillance et l’intégrité du processus électoral.,n’a en revanche jamais fait l’objet de condamnation formelle par la communauté internationale que ce soit de l’OHR, des ambassades occidentales ou de l’UE.
L’offensive de Milorad Dodik, appuyée par Dragan Čović
C’est dans ce contexte que Milorad Dodik a choisi de lancer son offensive politique annonçant fin octobre un plan en sept points menant à la sécession de la Republika Srpska. Ces sept étapes sont articulées de la façon suivante : rédaction de rapports concernant la santé, la perception des taxes indirectes, la défense, la sécurité ; présentation de ces rapports à l’assemblée de RS (ce qui a été fait le 10 décembre 2021) préconisant qu’une centaine de prérogatives jusqu’ici dévolues aux institutions nationales reviennent aux institutions de l’entité ; promulgation des lois confirmant le point précédent ; promulgation d’une loi annulant les lois nationales ; interdiction de l’exercice des institutions nationales sur le territoire de l’entité ; sécession ; intervention des institutions de la RS pour l’expulsion des agents des institutions nationales.
Cette offensive du président du SNSD se double de celle de Dragan Čović, président de la Communauté démocratique croate (HDZ), vice-président de la chambre des peuples8Dom Naroda, la Chambre des peuples est la Chambre haute du Parlement de Bosnie-Herzégovine représentant les trois peuples constitutifs du pays, alors que la Chambre basse représente tous les citoyens bosniens, dont la présidence tourne tous les huit mois. Dragan Čović la préside jusqu’en juin 2022., allié solide de Dodik. L’objectif avoué de Čović est la création d’une troisième entité croate en Herzégovine, soutenu en cela par le HDZ de Croatie qui gouverne à Zagreb, ainsi que par les députés européens issus de ce parti qui défendent cette position à Bruxelles. Pour autant, il fait peu de doute que cette entité, si elle devait être créée, aurait à ses yeux vocation tôt ou tard à se détacher de la Bosnie et se rattacher à la Croatie. À court terme cependant, il a choisi de passer par la « proposition » d’une réforme électorale qui de fait inscrirait la division ethnique du pays dans la Constitution en instituant un vote ethnique et en modifiant le processus de nomination des présidents bosniens. Au cœur de cette réforme, la question de la représentation légitime des communautés bosniennes a constitué l’obsession de Dragan Čović privé du poste de président croate de la présidence tripartite par l’élection de Željko Komšić que Čović estime illégitime, car élu avec les voix des Bosniaques. Dragan Čović se sert de l’élection de Željko Komšić comme la preuve que les Croates de Bosnie-Herzégovine sont dépossédés de leurs droits. Il est donc crucial de rappeler ici deux choses concernant la Constitution bosnienne et la question de la représentation de peuples dits « constitutifs ».
Tout d’abord, d’après la Constitution, les présidents bosniens ne représentent pas la communauté dont ils sont issus, il n’y a donc pas de notion de « représentation » dans le sens de « porte-parole ».
La question du scrutin vue par Dragan Čović est également problématique puisqu’il n’existe qu’un vote citoyen et non ethnique : la légitimité de Željko Komšić ne peut donc pas être remise en question.
C’est pourtant un discours qui a été repris par un grand nombre de responsables politiques de la région et un enjeu qui a atteint les institutions européennes via les députés européens issus du HDZ de Croatie. C’est un argument notamment repris par la délégation de l’UE en Bosnie-Herzégovine alors qu’il ne s’appuie sur aucun fondement constitutionnel et légal. Quant au représentant spécial des États-Unis pour cette question, le diplomate Matthew Palmer9Assistant au secrétariat d’État au bureau des Affaires européennes et eurasiennes. Son mandat s’est achevé début septembre 2021 avant d’être nommé comme envoyé spécial pour la supervision de la réforme électorale en Bosnie-Herzégovine par l’administration Biden., rescapé de l’ère Trump, il semble lui aussi sensible aux arguments de Čović. Qu’on ne s’y trompe pas, l’objectif de ce dernier n’est ni plus ni moins que de constituer un monopole total sur la représentation politique des Croates de Bosnie en venant par cette loi renforcer le déjà-puissant système de contrôle social et clientéliste mis en place en Herzégovine. Ainsi l’adoption de cette réforme est pour lui une condition sine qua non pour que les élections de l’automne 2022 se tiennent, puisqu’il a déjà clairement indiqué qu’il bloquera le processus électoral au cas où il n’obtient pas ce qu’il demande10 Il en a le pouvoir en bloquant l’adoption du budget des élections à la Chambre des peuples. Rappelons que Dragan Čović a bloqué les élections municipales à Mostar pendant douze ans pour les mêmes raisons jusqu’à ce que l’UE ne finisse par céder à ses demandes de réforme du statut de la ville..
Dans ce contexte, le Conseil de sécurité de l’ONU (CSNU) s’est réuni le 3 novembre 2021 afin d’évoquer la situation bosnienne comme il le fait chaque année. Néanmoins, il a été convenu cette fois-ci, sous forte pression russe, que le mandat de l’European Union Force (EUFOR), la force de stabilisation de l’UE regroupant environ 600 hommes, ne serait renouvelé qu’à condition que le nouveau Haut Représentant Christian Schmidt ne présente pas son rapport au CSNU comme préconisé dans les accords de Dayton. Ce rapport a tout de même largement circulé et révélé une analyse de la situation bosnienne bien plus aiguisée que le discours tenu publiquement par ce dernier en Bosnie-Herzégovine. Le renouvellement du mandat de l’EUFOR fut présenté comme une victoire par les Occidentaux, en particulier la France qui présidait le Conseil de sécurité, mais reçu comme une gifle en Bosnie-Herzégovine particulièrement par les partis Bosniaques et les associations de survivants du génocide. Certains analystes réclament ainsi un renfort de troupes afin de restaurer une forme crédible de dissuasion en cas d’escalade, et non le maintien d’un contingent en sous-effectif et sous-armé11Voir Bodo Weber et Valery Perry, “An EU-US deal for Bosnia and Herzegovina’s disintegration”, euobserver, 8 novembre 2021., commandé par ailleurs par le général autrichien Alexander Platzer, membre du parti d’extrême droite FPÖ, réputé proche des vues et des intérêts de Dodik.
Le 10 décembre 2021, l’assemblée de la République serbe (NSRS) s’est donc réunie pour statuer sur les rapports qui lui ont été soumis par Milorad Dodik et son parti. Il s’agit de la phase n°2 du processus de sécession décrit ci-dessus. Après des discussions virulentes entre Dodik et son opposition, les rapports ont été adoptés par 49 voix sur 83. Le parti démocratique serbe (SDS)12Parti nationaliste serbe fondé entre autres par Radovan Karadžić., principal parti d’opposition à Dodik et lui-même sécessionniste, ne soutient pas les modalités imposées par Dodik, qualifiées d’« aventurières » et de risques graves pour la paix. L’ensemble de l’opposition a déclaré refuser de risquer le retour de la violence armée et préférer atteindre ses buts par la médiation13Le Courrier des Balkans, « Bosnie-Herzégovine : un pas de plus vers la sécession de la Republika Srspka ? », 11 décembre 2021.. De leur côté, les principaux pays occidentaux présents dans le pays (États-Unis, Royaume Uni, France, Allemagne, Italie) ont publié un communiqué commun condamnant cette initiative et appelant toutes les parties au dialogue et au respect du cadre institutionnel bosnien.
Pourquoi cette escalade ?
On l’a dit, Milorad Dodik tient le même discours depuis une quinzaine d’années. En outre, les institutions de Dayton offrent structurellement une rente de situation aux partis nationalistes des trois peuples constitutifs qui sont en réalité des alliés objectifs, chacun profitant de la même rhétorique belliqueuse pour renforcer sa mainmise politique et mafieuse sur « sa » communauté, son territoire et les institutions et entreprises publiques dont ils détournent les fonds14Voir l’audition de Kurt Bassuener devant le Département des affaires étrangères du congrès américain le 18 avril 2018.. C’est d’ailleurs ainsi que les représentants de la communauté internationale traitent souvent les affaires liées à la Bosnie-Herzégovine : en discutant avec ces ethnocrates aux airs de parrains, indépendamment de leurs fonctions, tout en oubliant bien souvent les représentants des partis non nationalistes élus par exemple à Sarajevo ou Tuzla, mais aussi les représentants de la société civile.
Par conséquent, alors que le pays est maintenu dans l’état le plus dysfonctionnel possible afin d’en absorber les richesses et d’y décourager tout espoir de changement, le statu quo est dans l’intérêt de Dodik. Pourquoi a-t-il donc choisi cette fois-ci de franchir le Rubicon en lançant le processus formel de sécession d’avec la Bosnie-Herzégovine ? On peut avancer trois pistes de réflexion qui, mises ensemble, dessinent la fenêtre d’opportunité dans laquelle Dodik est entrée.
La première est qu’il se sent en danger sur le plan électoral. Malgré le contrôle social et policier très strict en Republika Srpska, des pratiques clientélistes poussées et la capacité d’influencer les résultats des votes en sa faveur par divers stratagèmes, le parti de Dodik, le SNSD, a tout de même essuyé une défaite relative lors des dernières élections locales de 2020. En particulier et de façon très symbolique, il a perdu la ville de Banja Luka, remportée par le jeune candidat du Parti du progrès démocratique (PDP), Draško Stanivuković. Faisant sa campagne sur la lutte contre la corruption du régime de Dodik, celui-ci s’est inscrit dans la lignée des résultats observés en faveur de l’opposition aux dernières élections pour la présidence de la RS et a pu bénéficier à la marge d’une moindre participation des personnes âgées en raison du Covid-1915Konrad Adenauer Stiftung, « Bosnia and Herzegovina : elections with surprising results », 19 novembre 2020.. Au soir de sa défaite, Dodik était blafard et furieux, menaçant même de couper le gaz aux habitants de Banja Luka. Autrement dit, Dodik n’est pas assuré de la victoire de sa coalition aux prochaines élections générales de l’automne 2022. Pour briguer la présidence de la RS, l’opposition mise sur Jelena Trivić (PDP), jeune femme dont la campagne sera elle aussi axée sur la lutte contre la corruption du clan Dodik. Or, comme bien d’autres « hommes forts » avant lui, la perte du pouvoir est tout simplement inenvisageable tant elle est liée d’une part à un enrichissement personnel et familial, et d’autre part à l’impunité avec laquelle ils s’y sont livrés. En allant vers l’escalade, Dodik force tous les autres acteurs à se ranger à son tempo et, pour l’opposition politique en RS, à risquer de passer pour des traîtres s’ils ne le suivent pas dans ce qui est l’objectif de tous : le rattachement à la Serbie.
La deuxième piste, moins connue, relève des difficultés financières de la RS. Le fait que les différents gouvernements bosniens n’aient pas pu se mettre d’accord pour remplir les conditions imposées par le FMI pour de nouveaux emprunts a conduit la RS à émettre ses propres obligations, d’abord sur le marché à Vienne puis plus récemment en avril à Londres pour un montant de 350 millions d’euros à des acheteurs inconnus à 4,75%16Eldar Dizdarevic, « Bosnia’s Republika Srpska prepares to issue €350mn of debt in London », Intellinews, 20 avril 2021.. Pour situer, le budget annuel de la RS avoisine les deux milliards d’euros et son taux d’endettement dépasse les 50% de son PIB17Ibid., un problème certain lorsqu’il n’existe aucune source pérenne de revenus et que les rares qui existent sont captées par le clan Dodik18Des actes de détournement de fonds et de corruption documentés par le Département du Trésor américain et qui fondent partiellement les sanctions qui touchent Dodik depuis 2017, mais aussi celles prises le 5 janvier 2021 contre lui et certains de ses proches..Ainsi, non seulement la RS est obligée de s’endetter à des taux toujours plus élevés pour rembourser des emprunts précédents, mais elle est probablement obligée de le faire en gageant certains biens publics (entreprises détenues à 51% par la RS, forêts, terres agricoles, terrains militaires), à l’image des prêts concédés par la Chine, par exemple au Monténégro. Ce n’est ainsi que par cette spirale de l’endettement que Dodik peut se maintenir, et payer les salaires des fonctionnaires et des retraités. Or, il n’est pas anodin que l’une de ses exigences martelées dernièrement soit que certaines propriétés aujourd’hui enregistrées au niveau fédéral soient transférées au niveau des entités, malgré trois décisions de la Cour constitutionnelle allant en sens inverse, et obligeant la RS à obtenir l’aval du parlement fédéral pour disposer, vendre ou gager ces propriétés, terrains et ressources19Amarildo Gutić, « Sale of Republika Srpska : Dodik pawned natural resources for a billion marks of credit? », Zurnal, 17 novembre 2021.. Le président serbe Aleksandar Vučić a lui-même fait allusion à la question de la propriété des forêts comme point central des préoccupations de Dodik. Le pari fait par Dodik est donc que ses interlocuteurs locaux et internationaux, inquiets de ce processus d’escalade qui risque d’échapper à tout contrôle, vont finir par céder sur certaines de ses revendications, au premier rang desquelles la propriété d’un certain nombre de biens et terrains publics, ainsi que la loi électorale, priorité de son allié croate Čović.
Enfin, rien de tout cela ne serait possible sans un environnement géopolitique à la fois éclaté et favorable. En interdisant au Haut Représentant Christian Schmidt de venir présenter son rapport à l’ONU, la Russie et dans une moindre mesure la Chine ont démontré leur soutien à Dodik20RFE/RL, « UN Security Council Extends Bosnian Peacekeeping Force After Russia, China Appeased », 4 novembre 2021.. Ce soutien a été renouvelé par la présence de l’ambassadeur russe et d’un représentant de l’ambassade de Chine en Bosnie-Herzégovine aux célébrations du 9 janvier à Banja Luka21Les députés européens d’extrême droite Thierry Mariani et Hervé Juvin étaient également invités et y ont assisté.. Ni Dodik ni Moscou ne reconnaissent la légitimité de Schmidt et exigent la fermeture de l’OHR. Outre le soutien évidemment tacite mais relativement peu vocal de la Serbie, Dodik peut également compter sur celui, plus démonstratif, des Premiers ministres slovène et hongrois Janez Janša et Viktor Orban. Les autorités croates sont elles aussi étonnamment indulgentes, signe d’une entente tacite entre les pouvoirs serbes et croates qui n’est pas sans rappeler ce qui s’est joué contre la Bosnie-Herzégovine il y a trente ans.
De l’autre côté, c’est davantage la cacophonie. D’abord, malgré la pertinence de son rapport non présenté à l’ONU, Christian Schmidt dispose d’une légitimité faible et de connaissances limitées du terrain. Sa voix ne porte pas. Pour sa part, l’UE est divisée entre les soutiens à Dodik, ceux qui se contentent d’appeler toutes les parties au dialogue comme si elles étaient toutes responsables de la situation, et enfin les pays comme l’Allemagne qui expriment clairement leur condamnation des actes de Milorad Dodik. Sur place, le représentant spécial de l’UE Johann Sattler se fait discret, se situe dans une logique d’apaisement, et se montre plutôt favorable aux demandes de Dragan Čović sur la loi électorale, rejoint en cela par la représentante du Service européen d’action extérieure (SEAE) Angelina Eichhorst et par le diplomate américain Matthew Palmer. Pour ajouter à la confusion, les Américains ont deux autres interlocuteurs réguliers en Bosnie : d’une part Gabriel Escobar, envoyé spécial du Département d’État pour les Balkans, et de l’autre Derek Chollet, conseiller au Département d’État, qui ont adopté un discours de fermeté vis-à-vis de Dodik, suivis en cela par les Britanniques.
Il y a pour Dodik une fenêtre de tir grande ouverte entre le soutien franc dont il peut jouir d’un côté, et au contraire le flou qui entoure les positions des Occidentaux, divisés, sans idée et sans projet pour le pays. C’est d’ailleurs une amère ironie que la préoccupation majeure des Occidentaux se soit résumée depuis vingt ans à la stabilité du pays22Il faut se souvenir à ce titre des réactions apeurées et à côté de la plaque des Européens après les mouvements des Plenums de 2014, qui avaient été émaillés au début de certaines violences urbaines. pour ainsi être incapables d’articuler une action lorsque celle-ci est réellement menacée.
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Enfin, les Bosniens sont, quant à eux, pris dans la violence et l’indigence des déclarations de leur classe politique. Le spectre du retour de la violence armée, sous quelque forme que ce soit, les pétrifie et réactive les traumatismes du conflit précédent. En Fédération, il y a l’inquiétude sarajévienne de la possibilité de voir des points de contrôle de la police serbe autour de la capitale en cas de sécession23L’Entity Boundary Line marquant la limite entre les deux entités passe tout autour de la capitale bosnienne à l’exception du sud de la ville.. Il y aussi l’isolement et la fragilité des communautés bosniaques isolées dans l’est de la Bosnie autour de la ville hautement symbolique de Srebrenica24Les célébrations de Noël orthodoxe le 7 janvier dernier ont été marquées, par exemple à Janja ou Prijedor, par des incidents impliquant des individus chantant et tirant en l’air en vue d’intimider les Bosniaques qui y sont rentrés après la guerre. L’imam de Janja a de son côté déclaré qu’il avait reçu après coup beaucoup de messages de soutien de la part de Serbes désolés par ces démonstrations de petits groupes opportunément visibles dans l’espace public.. La violence de la crise politique a poussé chacun à établir une logistique possible en cas de sécession et de violence : validité des passeports25Les hologrammes autocollants appliqués sur les pièces d’identité, les visas etc. sont fabriqués à Banja Luka, capitale de la RS., possibilités et modalités de déplacement en cas de fermeture de routes ou d’aéroport. Début novembre 2021, au plus haut de la crise, les files d’attente se sont allongées devant les banques, chacun pensant à mettre en sécurité son pécule en cas d’effondrement du système bancaire. Les Bosniens sont très rationnels mais leurs mécanismes de défense demeurent en alerte en permanence. Le traumatisme de la guerre précédente à laquelle personne ne croyait jusqu’aux premiers tirs conditionne désormais les réactions aux menaces de violence armée.
En Republika Srpska, il est difficile de savoir à quoi pense la population. La nature et la force de la répression politique dans l’entité empêche toute prise de position publique claire de la part de la population qui essaie de protéger le peu qu’elle n’a pas encore perdu. Une chose est sûre : s’il n’y a pas là-bas de mouvement populaire massif soutenant la démarche de Dodik, il reste des groupes de soutiens actifs occupant l’espace public de façon agressive, comme on a pu le voir le 9 janvier dernier dans les villes de Prijedor, Gacko, Foča ou Višegrad, avec des rassemblements et de défilés dans les rues de ces villes sur fond de chants nationalistes appelant au sang et à la violence. Ces manifestations simultanées sur le territoire de la RS montrent à quel point tout son territoire est miné par ces groupuscules n’attendant qu’un signal pour passer à l’action.
Finalement, l’une des conséquences les plus désastreuses de la totale impunité de la classe politique bosnienne et du niveau record de corruption dans le pays est la vague d’émigration massive qui touche le pays depuis plus de dix ans. L’agence nationale de statistiques estime qu’un demi-million de personnes a quitté la Bosnie-Herzégovine entre 2013 et 2019. L’accélération est flagrante : 170 000 personnes ont quitté le pays en 2021 contre 24 043 en 2013. Une enquête du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) menée entre janvier et mars 2021 montre que 46,8% des gens interrogés26Sur un échantillon de 5000 personnes. pensent partir de façon temporaire ou définitive et que 30% des jeunes de moins de 25 ans ne voient aucun avenir possible dans leur pays27Milorad Milojevic, « BiH u 2021. godini napustio grad veličine Banjaluke », 29 décembre 2021..
Déjà bien entamé au début des années 2010, ce flux de départ s’est accéléré après l’échec des révoltes sociales qui avaient balayé le pays en février 201428En février 2014, suite à la répression violente d’une manifestation de chômeurs par la police du canton de Tuzla, des manifestations de soutien éclatent dans tout le pays le 7 février et donnent lieu à une explosion de colère inédite : incendies de nombreuses institutions politiques, tribunaux, mairies. À Mostar, les sièges des partis ethno-nationalistes sont incendiés. Cette vague de révoltes est suivie de plenums citoyens qui se dissolvent après quelques mois d’activité, étouffés par le manque de dialogue avec les institutions et par l’intimidation des participants.. La répression qui s’est abattue localement de façon systématique sur les personnes ayant mené les révoltes a sonné le signal du départ pour beaucoup qui considéraient ce vaste mouvement social comme leur dernière chance de renverser les élites ethno-nationalistes au pouvoir, de mettre fin à la corruption, de réformer le système politique bosnien et de mettre en place une politique publique sociale digne de ce nom. Au premier rang de ces départs, une génération d’activistes, de syndicalistes et de citoyens engagés qui ont porté les mobilisations de la période immédiate d’après-guerre. Autant de forces représentant encore un certain contre-pouvoir qui ont disparu du paysage politique bosnien.
Quels scénarios ?
Le processus devant in fine conduire à la sécession de la Republika Srpska est désormais lancé. Dès lors, on peut imaginer trois scénarios possibles pour les prochains mois en fonction des réactions des différents acteurs locaux et internationaux. La réalité consistera peut-être en un mélange de ces éléments tant personne ne peut dire avec certitude comment la situation va évoluer.
Le premier scénario consiste à engager des négociations avec Dodik dont l’objectif serait d’aboutir in fine à un retrait de son plan de sécession. On l’a dit, la question des propriétés, la loi électorale et la loi sur la négation du génocide sont les principaux points de discorde dont Dodik a pris prétexte pour agir. On sait, selon le compte-rendu ayant fuité d’une réunion ayant eu lieu le 25 novembre dernier à la délégation de l’UE en Bosnie-Herzégovine29European Western Balkans, « Várhelyi blamed former HR Inzko for the current crisis in BiH, leaked minutes reveal », 22 décembre 2021., que le Commissaire à l’élargissement, le Hongrois proche d’Orban Oliver Varhelyi, a exprimé auprès de Dodik sa proximité avec lui sur ces sujets, tout en rejetant la faute de la crise actuelle sur l’ancien Haut Représentant Valentin Inzko. On sait aussi que le tandem formé de l’Américain Palmer et de l’Européenne Eichhorst semble proche de la ligne de Čović en ce qui concerne la réforme de la loi électorale. Le scénario consisterait donc à passer cette loi selon les modalités souhaitées par Čović, et à donner raison à Dodik sur les propriétés d’État qui se trouvent sur le territoire de la Republika Srpska en échange de l’arrêt du processus entamé par le parlement de RS de retrait des institutions de Bosnie-Herzégovine et de création des leurs, et la promesse de ne pas bloquer la tenue des élections à l’automne prochain.
L’avantage principal de ce scénario30Qui exige dans le même temps de faire pression sur les acteurs locaux qui s’opposeraient à un accord de ce type. est d’éviter toute forme d’escalade dangereuse en obtenant à brève échéance un relatif retour à la normale. Son défaut majeur, outre qu’il renforce une fois de plus des leaders nationalistes qui savent très bien s’y prendre pour obtenir ce qu’ils veulent, est que ce qui serait cédé conduirait en fait un peu plus la Bosnie-Herzégovine vers l’irréversible de la séparation en rendant le pays pratiquement ingouvernable. On gagnerait simplement du temps jusqu’à la prochaine crise provoquée par les mêmes acteurs, qui ne manquera pas d’arriver. Et quand elle surviendra, le discours selon lequel la Bosnie-Herzégovine est décidément un pays impossible où il est vain d’essayer de faire vivre ensemble des citoyens qui ne le veulent pas malgré les milliards dépensés depuis trente ans, pour erroné qu’il soit, prendra plus d’ampleur encore.
Qu’on ne s’y trompe pas : les efforts de Čović et Dodik depuis des années visent certes à conserver le pouvoir et s’enrichir mais, à long terme, tous leurs efforts entrepris pour rendre le pays dysfonctionnel et empêcher dans l’espace public toute expression d’appartenance à un pays commun a pour but, si la fenêtre géopolitique venait à s’ouvrir31À travers notamment un soutien russe et chinois, mais aussi, pourquoi pas, un retour de Donald Trump à la Maison Blanche, dont les positions transactionnelles et civilisationnelles sont potentiellement très favorables à la Serbie. Le président serbe Aleksandar Vučić avait beaucoup misé là-dessus en ce qui concerne le Kosovo, non sans déplaire à Vladimir Poutine d’ailleurs. Rappelons que le sommet sur la démographie organisé en septembre 2021 par Viktor Orban avait réuni à la fois Vučić et Dodik, mais aussi l’ancien vice-président américain Mike Pence ou encore Éric Zemmour et Marion Maréchal-Le Pen., d’achever les buts de guerre communs à la Croatie et la Serbie, à savoir la partition et le dépeçage de la Bosnie-Herzégovine. C’est précisément pour cette raison que le non-paper slovène du printemps dernier est aussi dangereux, non seulement car il a des effets performatifs sur le terrain déjà aujourd’hui, mais surtout parce qu’il met sur la table une idée demeurée jusque-là non discutable. La question est donc de savoir jusqu’à quand. Au bout de combien de crises fabriquées par les leaders nationalistes locaux les chancelleries occidentales, sous la pression d’un puissant discours hostile aux musulmans repris par toute l’extrême droite européenne, finiront-elles par envisager que, constatant l’absence de bonne solution, il est peut-être temps de « penser hors de la boîte » ? La boucle sera alors bouclée pour les dirigeants serbes actuels de Belgrade et Banja Luka pour lesquels les buts de guerre des années 1990, c’est-à-dire la Grande Serbie, n’ont jamais cessé d’être légitimes et doivent continuer d’être poursuivis, sous la forme d’un « monde serbe »32Traduction de « sprski svet », expression régulièrement employée par le ministre de l’Intérieur Aleksandar Vulin, et reprise de l’expression russe « russki mir ». On ne voit que trop bien en Ukraine et en Géorgie ce que cela signifie pour Moscou., passant également par la déstabilisation du Monténégro et du Kosovo.
Le deuxième scénario consiste à demeurer dans une position attentiste en appelant, de communiqués communs en communiqués communs, l’ensemble des parties à la retenue, au dialogue et au respect de l’ordre constitutionnel bosnien, sans pour autant parvenir à une position commune entre Américains et Européens en raison des divergences internes au sein des différentes parties prenantes. Pendant ce temps, le processus mis en route en Republika Srpska se poursuivrait. Il n’y a guère d’avantage à ce scénario si ce n’est ne pas céder aux exigences de Dodik, le mettre au défi de continuer sans rien obtenir et éventuellement se donner le temps de la concertation entre Occidentaux. Le risque évident est que dans cette course au temps, les autorités de Bosnie-Herzégovine ne resteront pas les bras croisés. Le membre de la présidence tripartite Željko Komšić a déjà prévenu que si personne, que ce soit les Occidentaux ou l’OHR, ne réagissait à ces violations flagrantes de l’ordre constitutionnel bosnien, les autorités de Bosnie-Herzégovine devraient en dernier ressort le faire, y compris par la force33N1 Sarajevo, « Komsic warns foreign powers: If they don’t stop Dodik, Bosnians will », 23 décembre 2021.. Lors d’une visite le 28 décembre dernier, le ministre de la Défense turc a indiqué que son pays était prêt à offrir une médiation. La Turquie, qui a dénoncé le projet de Dodik, est notoirement proche des Bosniaques, tandis que les liens entre l’AKP et le président Erdogan d’un côté, et le parti nationaliste bosniaque SDA et son leader Bakir Izetbegović de l’autre sont très étroits. Ainsi, bien qu’elle soit membre de l’OTAN, il est à craindre qu’une implication de la Turquie qui ne serait pas coordonnée avec les Occidentaux ne fasse qu’alimenter le narratif d’une confessionnalisation du conflit développé par les forces d’extrême droite en Europe. Viktor Orban n’a-t-il pas dit récemment que le défi que posait la Bosnie à l’Europe était l’intégration de deux millions de musulmans34Euronews, « ‘Shameful and rude’: Orban slammed over remark on Bosnia’s Muslims », 23 décembre 2021. ? Sans pour autant que cela ne déclenche de réaction des autres Européens d’ailleurs35Les Bosniaques n’ont à ce titre pas oublié les déclarations du président Macron ressenties comme très offensantes lorsqu’il a parlé de la Bosnie comme d’une « bombe à retardement » en raison du retour de djihadistes en provenance de Syrie.…
On voit donc que cette position attentiste ouvre la voie à d’autres acteurs, permet le développement d’un narratif confessionnel et civilisationnel puissant qu’il sera nettement plus difficile de contrer aujourd’hui qu’il y a trente ans, fait grossir la boule de neige qui descend de la montagne et, ce faisant, accroît la possibilité d’un recours à la force de part et d’autre dans un processus d’engrenage non maîtrisé.
Enfin, le troisième scénario repose au contraire sur une réaction forte des Occidentaux, dont le coup d’envoi a peut-être été donné par le Département du Trésor américain qui a annoncé le 5 janvier dernier de nouvelles sanctions contre Dodik et certains de ses proches, non seulement pour des motifs de corruption, mais aussi en raison de ses multiples et dangereuses violations de l’ordre constitutionnel bosnien36RFE/RL, « U.S. Treasury Places New Sanctions On Bosnian Serb Leader Dodik », 5 janvier 2022.. Déjà sous sanctions américaines depuis 2017, cela ne change concrètement pas grand-chose pour ses affaires, mais il faut y voir de la part de Washington un signal, avant peut-être de nouvelles initiatives. Les enjeux sont ici multiples.
Le premier est de savoir jusqu’à quel point les États-Unis souhaitent s’investir dans un dossier qui devrait en toute logique incomber aux Européens, alors même que la rivalité systémique avec la Chine et la crise ukrainienne avec la Russie absorbent une grande partie de leur attention et de leurs ressources. D’un autre côté, le fait que la Russie et la Chine soutiennent aussi ouvertement Dodik est peut-être aussi le signe qu’ils comptent se servir de la Bosnie comme d’un point de fixation dans un jeu géopolitique plus large, le pays devenant alors l’objet de négociations à multiples facettes entre grandes puissances.
Le deuxième enjeu est d’assumer entrer dans un processus d’escalade dont la transitivité n’est pas du tout garantie. Dès lors que ces sanctions ne feront pas dévier Dodik de sa trajectoire, il faut déjà avoir l’étape d’après à l’esprit, y compris sur le plan militaire en vue de renforcer les contingents de l’EUFOR et de l’OTAN. Là aussi il s’agit d’une initiative rejetée par beaucoup (sans même parler de la Russie) car de nature selon eux à alimenter dangereusement les tensions au lieu de les calmer. Le troisième enjeu est que ces sanctions soient suivies d’autres, peut-être plus concrètes pour les affaires de Dodik, venues d’Europe. Sur ce point, les Européens sont divisés. Le nouveau gouvernement allemand s’est prononcé en faveur de sanctions contre Dodik37Zeljko Trkanjec, « Germany’s new foreign minister calls for sanctions against Dodik »,Euractiv, 14 décembre 2021., c’est aussi la position de certains députés européens notamment au sein des Verts et chez les Progressistes, par exemple le Néerlandais Thijs Reuten. Mais cette position est très loin de faire l’unanimité parmi les 27, tandis que la pratique pour ce genre de décision est d’obtenir un consensus, comme c’est le cas pour les sanctions renouvelées régulièrement contre la Russie. Or, dans le cas présent, Viktor Orban a d’ores et déjà annoncé, de même que la Croatie et la Slovénie, qu’il s’opposerait à des sanctions contre Dodik. Cela a le mérite de souligner par avance le caractère dilatoire de toute déclaration d’un État membre s’interdisant d’agir en l’absence d’un consensus qui, de toute façon, ne sera pas atteint, tout comme celle regrettant l’attitude actuelle des dirigeants bosniens qui éloignerait la Bosnie d’un chemin européen auquel de toute façon personne ne croit sérieusement.
Dès lors, trois points d’alerte sont à surveiller. Le premier est de savoir si les États-Unis vont intensifier la pression sur Dodik et tous ceux qui travaillent avec lui et son entourage. Le deuxième est de savoir si, face à l’impossibilité d’un consensus à 27, l’Allemagne prendra la tête d’une coalition des bonnes volontés pour appliquer une série de sanctions ciblées de même nature que celles des Américains. Le troisième est le résultat des prochaines élections générales en Hongrie au printemps où, pour la première fois, il semble qu’Orban puisse être sérieusement bousculé par l’union sacrée décrétée par les oppositions unies derrière le conservateur Peter Marki-Zay38Une stratégie qui n’est pas sans rappeler celle, victorieuse, de l’opposition serbe unie derrière Vojislav Koštunica qui avait permis de vaincre Slobodan Milošević en octobre 2000.. Une éventuelle défaite d’Orban serait à coup sûr un tournant important en Europe qui marquerait un coup d’arrêt à la poussée illibérale et modifierait l’équilibre des forces au détriment de Milorad Dodik.
On voit donc que se dessine de ces trois scénarios possibles un sentiment d’urgence et d’incertitude quant à la trajectoire d’escalade en cours, et ce ne sont pas les manifestations d’intimidation nauséabondes qui ont entouré la célébration elle-même menaçante de la RS le 9 janvier qui inciteront à l’optimisme.
Et pourtant… la Bosnie-Herzégovine bouge encore
Ce tour d’horizon ne serait pas complet sans un focus sur une autre réalité trop peu connue de la Bosnie-Herzégovine, celle des mobilisations collectives, de la lutte pour l’environnement et l’éducation, qui fait émerger de nouvelles figures publiques. Les Bosniens continuent en effet dans différents secteurs de se battre pour leurs droits dans une indifférence totale, tant celle des pouvoirs locaux que de la communauté internationale dont la préoccupation exclusive est ce qu’elle perçoit être la stabilité et la sécurité du pays. C’est d’ailleurs une caractéristique majeure des politiques européennes envers le pays : traiter de façon permanente la Bosnie-Herzégovine comme un risque. Le résultat en est que l’action de l’UE dans le pays est perçue et analysée comme une pacification plus que toute autre chose.
Les mobilisations les plus visibles se font autour de questions d’éducation, et d’environnement dans des régions où le mode de vie des citoyens est directement menacé. L’éducation est une prérogative locale. Ce faisant, la Bosnie fonctionne à certains endroits comme à Mostar suivant un système de « deux écoles sous le même toit », avec des élèves séparés, qui ne se croisent jamais, et n’apprennent pas les mêmes choses. Dans la ville de Jajce pourtant, des lycéens sont parvenus à faire reculer les responsables politiques qui voulaient séparer les élèves selon des critères ethniques. Ceux-ci ont refusé cette séparation, et ont fini par l’emporter39 Le Courrier des Balkans, « Bosnie-Herzégovine : les lycéens de Jajce récompensés pour le combat contre la ségrégation à l’école », 21 juillet 2018..
Sur le plan de l’environnement, c’est la question des constructions de mini-centrales hydro électriques qui mobilise le plus. Ces centrales, souvent construites de façon illégale ou ayant obtenu des permis de construire illégaux, assèchent les cours d’eau mettant directement en danger non seulement l’écosystème local mais également les cultures ou, de façon plus prosaïque, le paysage. C’est la mobilisation des femmes de Krušćica40Bosnie centrale non loin de Vitez. en 2017 et 2018 qui a donné une visibilité à ces problèmes liés aux rivières41Le Courrier des Balkans, « Mini-centrales en Bosnie-Herzégovine : Les femmes courageuses de Krušćica primées », 21 octobre 2021.. Ces femmes ont occupé les bords de la rivière et le pont qui devait être détruit pendant plus de 500 jours faisant barrage aux bulldozers sans relâche. Elles ont porté le cas devant le tribunal cantonal et gagné par deux fois devant la justice, faisant annuler deux permis de construire délivrés de façon douteuse. Ces mobilisations se gagnent ainsi désormais devant les tribunaux, par des activistes aguerris aux batailles administratives, à savoir les retraités yougoslaves détenteurs de savoir-faire devenus rares en Bosnie-Herzégovine : comment s’organiser ? Comment suivre une procédure en justice et faire face à l’administration ? Et, enfin, comment penser une campagne sur le long terme ?
Ce mode de mobilisation par les procédures judiciaires est de plus en plus fréquent devant les tribunaux locaux et s’avère souvent plus efficace que les modes de mobilisation classiques comme les manifestations, les pétitions. Le problème principal de ces mobilisations par procédure est qu’elles coûtent de l’argent qu’il faut trouver et pouvoir investir. C’est par exemple un des problèmes que les mineurs des villes de Tuzla, Zenica et Kakanj ont rencontré lors de leur grève générale de novembre 2021 : le manque de fonds pour engager des avocats et faire face aux mesures illégales prises par les propriétaires et les directions des mines42Le Courrier des Balkans, « Bosnie-Herzégovine : citoyens solidaires des mineurs en grève », 29 novembre 2021..
Outre l’aspect financier de telles mobilisations, il faut pouvoir tenir sur le long terme moralement, ce qui est parfois impossible en Bosnie-Herzégovine tant les campagnes de discrédit via la presse aux mains des partis politiques ethno-nationalistes et les réseaux sociaux sont violentes et longues. Sans collectif solide, difficile de tenir la distance.
Ces mobilisations environnementales sont d’autant plus difficiles qu’elles combattent aussi parfois des intérêts financiers étrangers. Récemment, la grève générale des mineurs s’est heurtée au discours de l’UE sur la transition énergétique, ce qui a mené nombre de médias à s’interroger sur la défense de la production du charbon. Rappelons ici que la transition écologique prêchée par l’UE ne s’accompagne d’aucune mesure sociale ni de plan de reconversion des mineurs et risque d’accélérer le processus de désertification de certaines régions industrielles déjà à l’agonie. La question de la transition énergétique est vue comme une mesure imposée de l’extérieur, certainement nécessaire mais entraînant la banqueroute de milliers de familles qui ne pourront survivre et partiront si elles ont de la famille à l’étranger.
Enfin, il convient de rappeler que les mobilisations sociales en Bosnie-Herzégovine, luttant le plus souvent contre la corruption au sein des entreprises, les mises en faillite frauduleuses, les détournements de fonds n’ont jamais obtenu le soutien de la communauté internationale qui, tout en insistant sur la nécessité pour les Bosniens de prendre leur destin en mains et de manifester leur désaccord avec les politiques en place par leur vote, continue de donner de la légitimité aux pouvoirs qui mènent le pays à la faillite et vendent les ressources naturelles aux plus offrants. Malgré un discours continu sur les problèmes environnementaux, le réchauffement climatique, la protection de la diversité de l’écosystème, l’UE n’a soutenu aucune mobilisation environnementale en Bosnie-Herzégovine.
Que faire ?
Ce dernier point constitue à n’en point douter une erreur car c’est à ces militants qu’il faut parler en priorité pour saisir le pouls du pays. Il y a trente ans, les Bosniens non nationalistes furent écartés de toute discussion parce que toutes les parties prenantes avaient accepté d’emblée le narratif nationaliste selon lequel les gens ne voulaient ni ne pouvaient vivre ensemble. Au nom d’un essentialisme coupable, une génération entière a été sacrifiée et la fortune des nationalistes fut faite puisqu’ils sont toujours au pouvoir, vingt-six ans après les Accords de Dayton. À l’heure où l’intégrité de la Bosnie-Herzégovine est à nouveau en jeu, il faut absolument considérer les activistes et représentants politiques non nationalistes comme des interlocuteurs essentiels au lieu de s’en remettre à une vision exclusivement ethnocratique du pays qui ne peut déboucher sur aucun progrès, dès lors que les leaders des partis nationalistes, dont on suppose qu’ils représentent leur communauté, sont au mieux dans une logique de statu quo confinant au dysfonctionnement permanent, considérant la rente de situation que les institutions de Dayton leur offrent.
L’un de ces interlocuteurs, Jakob Finci43Ancien avocat et diplomate, président de la communauté juive de Bosnie-Herzégovine. Il avait, avec le Rom Dervo Sejdić, attaqué la Constitution de Bosnie-Herzégovine devant la Cour européenne des droits de l’homme au motif que seuls les membres d’un des trois peuples constituants pouvaient se présenter à certaines élections, établissant une discrimination envers les autres, y compris les « ostali », c’est-à-dire ceux, par exemple issus de mariages mixtes mais pas seulement, qui refusent de se déclarer selon une appartenance nationale. La Cour leur a donné raison en 2009, mais les partis politiques n’ont à ce jour jamais réussi à se mettre d’accord pour procéder aux modifications constitutionnelles et électorales concernées. Après avoir menacé de ne plus reconnaître les résultats des élections si ces changements n’étaient pas faits, l’UE a cessé en 2015 d’en faire une priorité., souligne une autre recommandation essentielle : s’assurer que les prochaines élections se tiennent sans changement de loi électorale préalable, malgré les pressions conjuguées de Dragan Čović et Milorad Dodik.
Au-delà, la loi électorale ne devrait être modifiée, en coopération avec l’OSCE, qu’en suivant les recommandations de la Commission de Venise qui a recommandé de ne rien changer dans une année d’élection et dans le respect des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Les derniers événements montrent que la situation est fragile et la tension forte. La France a prévu d’organiser un sommet sur les Balkans occidentaux en juin 2022 dans le cadre de la présidence française de l’UE afin, selon les mots du président Macron, de « redonner une perspective de court terme » aux pays de la région. L’intention est louable et l’intérêt sans doute réel. Il faut toutefois garder à l’esprit que la question de la Bosnie-Herzégovine ne pourra sans doute pas attendre six mois. Si chacun s’accorde à dire que les institutions issues de Dayton sont à bout de souffle, personne ne sait pour autant par quoi les remplacer et par quel processus y arriver. Pourtant, considérant le nombre de victimes bosniennes du conflit dans les années 1990 et le rôle central et complexe que la France a joué pendant la guerre, Paris sait, ou devrait savoir, ce qu’il en coûte d’agir trop tard ou trop peu.