Le vernis pour hommes est en train de devenir banal, et c'est une très bonne nouvelle
Sur les plateaux de télé, dans les clips de rap, et au coin de la rue : le vernis s'impose sur les doigts masculins. Encore un petit effort, et ce ne sera bientôt plus un sujet.
PublicitéC'est son rituel du dimanche soir, souvent devant une série. D'abord, le dissolvant, pour éliminer les traces de la semaine passée, puis une base coat pour protéger l'ongle, le vernis, une couche, deux couches, une top coat... Une heure plus tard, le voilà prêt pour foncer au bureau le lendemain matin. Fabien ne porte pas de fond-de-teint, pas de maquillage, mais le vernis, ce n'est pas pareil, c'est son style. Et en cette année 2021, ils ont été très nombreux à penser pareil : le vernis, c'est un truc de mec.
Sur Instagram, déjà, derrière le hashtag #MalePolish, où les décorations de sapin se font avec les ongles colorés. Sur les tapis rouges, où les personnalités rivalisent d'inventivité et de couleurs, de Brad Pitt à Marc Jacobs. Et même dans les clips de rap et de hip-hop, où on célèbrela masculinité jusqu'au bout des ongles. La vague arrive. Et contrairement aux quelques (rares) modèles précédents, le message a changé. Il n'est plus tant question de naviguer entre les genres à la Bowie ou de renverser le système, mais de se faire plaisir, d'avoir du style, sans se préoccuper de ce qui fait masculin ou féminin.
Une petite histoire du vernis pour hommes à travers les âges
En Chine antique, en Mésopotamie, ou encore dans l'ancienne Egypte, le vernis était parfois arboré sur des ongles d'hommes plusieurs millénaires avant notre ère, mais dans des circonstances bien précises : il servait à signifier un statut social (et se différencier des mains de paysans) ou à se préparer pour la guerre (toujours se faire une petite manucure avant d'envahir Babylone). Ce n'était pas un simple ornement, comme on porterait une bague ou une montre, c'était un message. Ensuite, c'est bien simple : il a disparu. Alors que le maquillage était tantôt masculin, tantôt féminin, selon les époques et les lieux, le vernis, lui, s'est fait discret chez tout le monde. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour qu'il réapparaisse tel que l'on connait aujourd'hui. Mais toujours sur des mains de femmes.
Quand il est arrivé sur des doigts masculins au tournant des années 70, c'était d'abord pour dire "fuck". Fuck le système, fuck les codes, fuck la bourgeoisie et, bien sûr, fuck le genre, mais ce n'était pas la raison première. Le punk a laissé la place au glam, qui a inspiré le grunge, et le vernis a gardé sa place, modeste, sur quelques égéries : Kurt Cobain, David Bowie et consorts en ont porté, comme ils portaient tout ce qui pouvait casser les codes. Ca restait malgré tout l'apanage de clans bien définis : grunge, gothiques, ou drags, pour résumer.
C'est un tout autre phénomène qui se dessine aujourd'hui : celui de mecs de tous horizons qui ont envie de porter du vernis, point. Pas pour choquer, pas pour se féminiser, pas pour intégrer une tribu, juste parce que, bah, c'est joli non ?
Le style avant tout
"Le maquillage sur le visage, comme le rouge à lèvre, c'est "le féminin sexy", analyse Aymerik, 24 ans. Et ce n'est pas l'image que j'ai envie de renvoyer. Donc ce sont les ongles qui ont primé, ça fait plus bijoux."
Colin, ingénieur informatique de 42 ans, a mis sa première couche il y a deux ans pour donner l'exemple à ses enfants. "L'un d'eux a dit que ce n'était que pour les filles, je leur ai expliqué que non, et j'ai joint le geste au discours." Avec sa femme, ils dégottent un vernis qui a exactement la même couleur que son vélo. "J'ai trouvé que c'était trop la classe." Depuis, tous les deux ou trois mois, il choisit soigneusement sa couleur et se fait plaisir.
Même constat pour Malik, 28 ans, qui a sorti le pinceau pour la première fois en soirée techno. Depuis, il en porte régulièrement, sans trop se poser de questions. "Ca fait partie d'une recherche esthétique chez moi. La sape pour mecs et l'esthétique masculine en général est juste chiante : ça manque de couleurs, d’attrait en général. J’aime bien m’habiller et on est vite arrivés au bout du chemin." Alors pour le rallonger, quoi de mieux qu'un petit coup de bleu ?
Malik, Aymerick et Colin sont hétéros, et ils ne se sont pas vraiment demandés si "ça fait gay" ou si ça faisait ressortir une part de féminin en eux. En revanche, ils sont bien conscients que ça casse les codes du genre.
"Dans le métro, on me regarde parfois de façon perplexe, ou on m'appelle madame avec le masque, détaille Malik. Pour l’instant, ça me fait marrer, j’ai l’impression de provoquer un peu quelque chose. Je suis un homme cis, je n’ai aucun problème avec le fait d’être un homme, mais je ne base pas mon identité sur ça."
Ingénieur en alternance dans un petit village des Yvelines, Aymerik ne cherche pas non plus à se féminiser. Au contraire, il s'en rend compte, maintenant : c'est justement parce qu'il se sent à l'aise avec sa masculinité qu'il peut mettre du vernis sans se poser de question. "J'étais plus efféminé avant, et je ne portais pas de vernis. Depuis quelques mois, je sais que je suis masculin donc je me sens moins en danger avec du vernis." Sa priorité reste le style. "Faut que ça matche avec le t-shirt !" Quant aux couleurs, il oscille du noir au rouge, surtout selon ce que sa copine a à lui proposer.
Aux US, le business des vernis unisexes dans l'industrie de la musique
Aymerik, Colin et Malik viennent rejoindre une longue liste qui s'allonge de jours en jours de mecs qui ne cherchent pas à choquer les bourgeoises ni à naviguer dans l'entre-genre, mais simplement à se sentir beaux. Aux US, on ne compte plus les rappeurs qui arborent fièrement leurs doigts maquillés, avec parfois de véritables oeuvres d'art miniatures.
Lil Nas X, évidemment, mais aussi Machine Gun Kelly (le nouveau chéri de Megan Fox), qui ne sort plus sans son nail art ultra travaillé. En avril, il lançait d'ailleurs UN / DN Laqr, sa marque de vernis unisexe. En décembre, c'est un autre rappeur, Tyler, The Creator, qui le suivait avec trois teintes : Geneva Blue, Georgia Peach, et un "classique" Glitter, via sa marque Golf le Fleur. Quant à Lil Yachty, il avait lancé le sien fin 2020 en soutien à un étudiant américain qui s'était fait exclure de son lycée à cause de ses ongles vernis. Et on n'oublie pas Harry Styles ("le mec des One D") qui a lancé sa marque Pleasing en novembre dernier avec 2 crèmes... et 4 vernis. "Je pense que les hommes devraient être capables de faire du nail art sans se sentir féminins", expliquaitainsi le rappeur A$AP Rocky à Vogue.
En France, les cosmétiques pour hommes Horace ont choisi le vernis pour leur premier make up, sorti en collaboration à l'occasion des fêtes. "Ca se démocratise doucement, explique-t-on du côté de la marque, mais la France, malheureusement, arrive toujours un peu après." Et si, sur les réseaux, il y a toujours quelques trolls pour se montrer indignés, la marque ne s'en formalise pas. "On a été plutôt surpris de lire des "merci, arrêtons de genrer ce genre de choses"."
L'idée de base, elle, est toute bête : "Il s’adresse à tous les mecs, ceux qui en mettent déjà et ceux qui voudraient juste essayer pour les fêtes de fin d’année." Et, éventuellement, à leurs copines qui pourront leur piquer. Pour cette première collab, ils ont choisi un bleu intense, très foncé, couleur historique de leur marque. Une couleur sobre, qui passera peut être plus facilement auprès de certains.
Colin, notre ingénieur de 42 ans, évite par exemple encore le rouge ou le rose. "Certains ne s'en remettraient pas, je n’ai pas la force de me taper des discussions sans fin sur le sujet." Quand il a pris son nouveau job, il a même failli arrêter temporairement, au moins le temps de sa période d'essai. "Et puis j'ai vu que mon N+1 en portait. Ca a réglé le problème."