Marie-José Tubiana, spécialiste du Darfour et soutien des demandeurs d'asile, célébrée au Fipadoc
Pour être reconnu, chaque demandeur d’asile en France doit prouver d’où il vient. Mais que faire quand le lieu de naissance a disparu après le massacre ? Ces 10 dernières années, après avoir été déboutés par l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), 327 demandeurs d’asile du Darfour ont contacté Marie-José Tubiana. Cette grande experte du Darfour va chercher pendant des jours et des nuits entières le nom d’un village disparu sur des cartes anciennes.
En 20 ans, la guerre civile et le génocide ont fait plus de 300 000 morts et trois millions de déplacés au Darfour. Habitée par une véritable mission, Marie-José Tubiana, ancienne directrice de recherche au CNRS, mobilise sa connaissance du terrain, acquise pendant 60 ans, pour prouver la véracité des récits des réfugiés et les faire respecter.
Entretien croisé de l'ethnologue Marie-José Tubiana et de Camille Ponsin, réalisateur du film "Marie-José vous attend à 16h", récompensé ce week-end au Fipadoc.
RFI : Votre histoire avec les réfugiés du Darfour ne commence ni au Soudan, ni avec votre film Marie-José vous attend à 16h, mais dans la jungle de Calais.
Camille Ponsin : Cela a commencé avec un séjour que j’ai fait à la jungle de Calais, en France, parce qu’il y avait un grand camp de migrants, installé là depuis de nombreuses années et qui s’est vraiment agrandi de manière significative en 2015. Je suis allé là-bas, sans caméra, pour me rendre compte par moi-même ce qui s’y jouait et voir la situation sur place. D’abord, j’ai passé une bonne partie de l’été 2015 à aider les gens sur place, les réfugiés syriens, afghans, érythréens et soudanais. C’est là où j’ai rencontré des rescapés du génocide du Darfour pour la première fois. Ensuite, j’ai hébergé chez moi l'un de ces réfugiés, pendant un an. Et j’ai voulu en savoir plus sur l’histoire de son pays et sur le Darfour en général. C’est à ce moment que j’ai lu des livres de Marie-José Tubiana. J’ai connu Marie-José Tubiana d’abord à travers ses livres.
RFI : Et vous, Marie-José Tubiana, quand a commencé votre histoire avec le Darfour ?
Marie-José Tubiana : Je suis allée au Darfour en 1965. D’abord, je voulais revenir au Tchad, mais le président du Tchad de l’époque, Tombalbaye, a trouvé que je ne devais pas travailler sur les gens du Nord, mais que je devais travailler sur sa population. Je lui ai dit qu’on ne change pas comme ça sa ligne de conduite. Donc, j’ai refusé. On n’a pas eu le visa et on ne pouvait pas partir. Alors, on est parti au Darfour quelques mois après, très facilement.
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RFI : Votre premier rendez-vous, Marie-José vous l’avez donné à 16h, d’où le titre. Est-ce un film sur le destin des réfugiés du Darfour ou un portrait de Marie-José ?
Camille Ponsin : Pour moi, c’est les deux. C’est un film à la fois sur les rescapés du génocide et les réfugiés du Darfour, mais c’est aussi un film sur l’ethnologue Marie-José Tubiana et tout le travail qu’elle fait aujourd’hui. J’avais besoin de raconter l’histoire de cette femme que je trouve extraordinaire. Elle est pour moi une Juste parmi les Nations [l'appellation de Juste parmi les Nations désigne, à l'origine, les personnes non-juives qui ont pris des risques pour secourir des juifs menacés par le nazisme, durant la Seconde guerre mondiale ndlr], une grande savante, une grande ethnologue, et également une grande photographe, parce qu’elle a pris énormément de photos avec son Leica pendant les années 1950, 1960 et 1970, au Darfour. Elle a fait des films en 16 mm [après avoir appris à manipuler la caméra avec le grand cinéaste Jean Rouch, ndlr]. Faire le portrait de Marie-José Tubiana me permettait de raconter le Darfour, de raconter le peuple du Darfour. Et c’était la meilleure porte d’entrée, la meilleure façon de raconter ce pays, pour pouvoir remonter l’histoire à partir des années 1950, 1960, quand le pays était encore en paix, avant qu’il y ait le génocide, en 2003.
RFI : Vous êtes devenue une très grande spécialiste du Darfour, une grande ethnologue, vous avez fait de magnifiques photos et films. Qu’est-ce qui vous a fasciné le plus quand vous étiez sur place, au Darfour ?
Marie-José Tubiana : L’accueil et la gentillesse des gens, le fait de pouvoir travailler en collectif. Les gens venaient travailler en groupe. Ils savaient qu’on était là pour faire l’histoire. La chose importante était d’expliquer ce que l'on venait faire avec eux. Il y avait un groupe de gens, une vingtaine de personnes, qui savaient tous un bout de l’histoire. Ils étaient contents de travailler avec nous et de s’enrichir l’un et l’autre. Le lendemain, ils revenaient en disant : là, je n’étais pas très au point, mais j’amène untel qui était témoin et qui peut t’aider. C’est cette manière collective de travailler qui m’a apparue très intéressante.
RFI : Vous avez mis dans votre film beaucoup de couches différentes : l’actualité, l’histoire, la beauté, la terreur… Comment avez-vous conçu votre film ?
Camille Ponsin : J’ai d’abord voulu que l'on s’attache au personnage de Marie-José. Pour cela, je commence avec une longue séquence assez calme, chez elle. Je voulais qu’elle soit au centre du film et au centre de l’émotion. C’est aussi un film sur une femme et sur mon regard sur cette femme au travail. À travers le portrait de Marie-José Tubiana, j’arrive à parler de l’histoire. Elle-même est une spécialiste du Darfour. À travers ses livres et ses écrits, j’avais l’histoire. J’avais aussi un témoignage sensible, un témoignage émouvant sur le Darfour, qui n’était pas seulement des enquêtes scientifiques.
Elle a fait des enquêtes scientifiques d’anthropologue, avec la rigueur des anthropologues, mais elle a fait aussi des récits beaucoup plus personnels, beaucoup plus intimes, ses "Carnets de route au Dar For". C’est comme un journal de bord qu’elle racontait. On s’attache à l’histoire de Marie-José, à cette femme extraordinaire pour ensuite rentrer dans l’Histoire avec un grand 'H'. La troisième couche était évidemment les horreurs et les atrocités du génocide du Darfour. Et ensuite, l’odyssée et tout le périple des réfugiés pour arriver jusqu’en Europe en traversant la Libye, la Méditerranée. Tout cela m’a été apporté par les témoignages très forts des rescapés du génocide.
Ce qui m’intéressait, c’était de tisser ces deux récits. Le récit ancien, le Darfour en paix, un Darfour intime, harmonieux, luxuriant, avec le récit contemporain et plus dur avec les rescapés du génocide qui me racontent tous les drames et toutes les horreurs qui ont été commises. Je voulais croiser ces deux récits. Je voulais que cela soit tendu à la fois par un fil de soie et par un fil d’acier.
RFI : Depuis une dizaine d’années, vous aidez maintenant les demandeurs d’asile venant du Darfour. Pourquoi cet engagement ?
Marie-José Tubiana : Au Darfour, ce sont des populations qui pratiquent le don et le contre-don. Par exemple, par rapport à la compensation matrimoniale, c’est toute la famille qui y contribue. Ceux qui ont contribué pour que la famille ou le clan puisse acquérir une femme, ils vont répondre à leur tour. Il y a cet échange de don et de contre-don. Par rapport à moi, c’est pareil. Ils m’ont donné plein de choses. Ils ont participé à plein de choses. Comment, maintenant, pourrais-je les laisser tomber ? Ce n’est pas possible. Moi aussi, j’ai une dette envers eux. Je serais traître si je ne faisais pas ça.
RFI : Lors de la première du film, vous ne savez pas qu’il y aura un jeune homme du Darfour dans la salle qui vous remercie. Grâce à vous, il a obtenu le droit d’asile en France. Qu’est-ce que vous ressentez à ce moment-là ?
Marie-José Tubiana : Je suis très heureuse. Cela veut dire que j’ai abouti. Ce garçon, je ne m'en souvenais plus. Maintenant, je me souviens de lui. Il est venu deux fois chez moi. Et il se souvient très bien de tout. Quand il était chez moi, il disait : 'Nous avons l’impression d’être chez nous. Il y a plein de choses de chez nous chez toi sur les murs, les étagères… Tu as la grande corbeille, tu mets des choses dedans, tu t’en sers. Donc, on se sent bien chez toi.' Je suis très heureuse que les demandeurs d'asile se sentent bien chez moi.
RFI : En quoi votre regard est-il nouveau sur l’immigration venue du Darfour ?
Camille Ponsin : L’idée de faire un film sur le Darfour et les réfugiés du Darfour me travaillait depuis longtemps. J’avais envie de proposer quelque chose de différent, pas une approche uniquement morale ou complaisante. J’avais envie qu’on s’attache à des faits, à une histoire très précise, pour rendre l’histoire à ces peuples du Darfour dont on ne connait pas l’histoire. Derrière le mot migrant ou réfugié, on peut mettre tout le monde, tous les réfugiés, mais, en fait, personne n’y est réellement avec son histoire propre. Avec Marie-José Tubiana et son approche scientifique, et parfois même presque froide, sur les faits - ce qui s’est passé, comment cela s’est passé - c’était une autre façon d’aborder ce problème loin des débats passionnés, ou avec trop d’émotions.
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RFI : Dans le film, il y a la beauté du Darfour, grâce à vos images et vos récits, mais, après, il y a aussi toutes les terreurs survenues au Darfour. Quel est le regard porté par le film sur le Darfour ?
Marie-José Tubiana : Je trouve navrant ce qui s’est passé. Et je trouve navrant tout ce qui se passe maintenant. De voir que nous, l’Europe, on donne de l’argent aux autorités soudanaises pour qu’elles empêchent les gens de traverser la Méditerranée. Cet argent-là, à qui le donne-t-on ? Aux gens qui ont martyrisé la population du Darfour. Pour qu’ils freinent [les gens qui cherchent à partir]. Et ils les freinent volontiers. Ça, c’est navrant.
RFI : Après avoir regardé ce bilan de votre travail sur grand écran, qu’est-ce vous voulez transmettre aux générations futures ?
Marie-José Tubiana : J’espère que cela va les aider. Je transmets une connaissance sur ce que c’était avant. Ce que c’était pendant la politique de la terre brûlée. Ce qu’on a fait, c’est de rayer les choses de la carte, rayer les gens, incendier, tuer, les faire partir. S’ils peuvent revenir chez eux en paix, je pense qu’ils reviendront, peut-être pas tous, mais sans doute certains. Les gens qui ont obtenu l’asile en France, j’ai essayé de les faire partir un peu à la campagne. Mais, c’était utopique. Ils ont dit : 'Non. On ne veut plus s’occuper d’animaux, on veut autre chose. On veut apprendre des métiers.' Il y en a un, très bien, qui posait la moquette. Je lui ai dit : 'Cela n’est peut-être pas très utile si tu repars dans ton pays, mais ça ne fait rien, tu vis en posant la moquette. Tu apprends des choses'. C’est leur choix. Et je n’interviens pas dans leur choix. J’essaie de leur proposer des choses, mais s’ils ne veulent pas, ils ne veulent pas.
RFI : Marie-José est aujourd’hui apparemment la seule experte dans ce domaine. Elle aura bientôt 92 ans et aussi envie de s’arrêter un jour. Comment cette aide peut-elle être maintenue ?
Camille Ponsin : C’est la question qui nous inquiète tous, parce que le destin de nombreux jeunes hommes et jeunes femmes du Darfour dépend de ces attestations. Cela change leur vie d’avoir ce statut de réfugié politique ou pas. S’ils ne l’ont pas, certains sont expulsés vers le Soudan, d’autres sont condamnés à vivre sans papiers, donc dans des conditions très difficiles. Que vont faire les gens si Marie-José Tubiana ne peut plus leur venir en aide ? Ce qui va se faire, c’est qu’elle va transmettre d’abord sa documentation personnelle, parce qu’elle est la seule à avoir une telle documentation. Il y a très peu d’autres personnes en France qui peuvent venir en aide aux réfugiés du Darfour à prouver des choses. Et personne n’a son savoir, sa connaissance et, surtout, toutes ses archives personnelles. Elle a fait elle-même des relevées géographiques, des cartes géographiques en 1965. À l’Ofpra, ils n’ont pas les cartes et disent aux réfugiés : 'Votre village n’existe plus, on ne le voit pas sur la carte'. Marie-José peut ressortir ses cartes. Toute cette documentation et ces archives personnelles vont être archivées, classées, pour que d’autres puissent s’en servir pour venir en aide aux rescapés du génocide.
La difficulté, c’est que c’est un travail qui demande énormément de temps. Marie-José y consacre tout son temps depuis une dizaine d’années. Son fils, journaliste et chercheur, a repris un peu le flambeau. Il fait des enquêtes au Darfour aujourd’hui. Il fait aussi parfois ce travail auprès des réfugiés, mais il a évidemment beaucoup moins de temps que Marie-José à y consacrer.
Donc, j’espère que, au moment de la sortie du film, en octobre, que des gens vont se proposer : des avocats qui vont venir auprès d’elle pour faire le point avec elle. Peut-être qu'il y aura quelqu’un, parmi les jeunes ethnologues et anthropologues, qui s’emparera de cette question et de la documentation et des archives de Marie-José, pour pouvoir continuer son travail.