Avril Haines, l’espionne qui régnait sur tout le renseignement américain
Avec sa silhouette menue, ses cheveux lisses et son style classique, voire ennuyeux - propre aux employés de la capitale -, la discrète Avril Haines cache bien son jeu. Comme une parfaite espionne. À 51 ans, la nouvelle patronne du renseignement américain est l’une des femmes les plus puissantes du monde. Elle est à la tête des dix-huit agences de renseignements dont la CIA ou la très secrète NSA (National Security Agency). C’est aussi l’un des premiers visages que le président, Joe Biden, et la vice-présidente, Kamala Harris, voient tous les matins : c’est elle qui leur présente à 9 heures dans le Bureau Ovale, le President’s Daily Briefing, un rapport compilant les informations classifiées collectées dans la nuit par son réseau d’agents.
Avril Haines, première femme à être nommée à ce poste, curieuse et casse-cou, a eu mille et une vies. Rien dans sa jeunesse, pourtant, ne laissait présager une carrière à la tête des renseignements. L’ancien directeur de la CIA, John O. Brennan, la qualifie avec humour de «bohème». C’est sûr, son style et son parcours détonnent par rapport à la plupart de ses collègues.
Amour et turbulences
En 1991 - elle a alors 22 ans -, Avril Haines décide de réaliser un rêve : piloter un avion. La jeune New-Yorkaise prend des cours, tombe amoureuse de son instructeur, et, ensemble, ils décident de rénover un petit appareil de tourisme pour traverser l’Atlantique. Haines connaît les moteurs : elle a été mécanicienne pour financer ses études. Le duo décolle du Maine un après-midi d’été plein d’enthousiasme, espérant arriver en Grande-Bretagne le lendemain. À peine dans les airs, ils doivent atterrir d’urgence en raison de problèmes techniques. Le vol transatlantique s’arrête là, mais Avril Haines épouse son copilote, David Davighi.
L’année suivante, le couple s’embarque dans une autre aventure tout aussi originale. Ils achètent à Baltimore un bar fermé par la police, qui faisait également office de maison close. Ils le transforment en café-librairie qu’Avril baptise Adrian’s Book Cafe en hommage à sa mère, Adrian Rappin, décédée lorsqu’elle avait 15 ans. Celle-ci souffrait d’emphysème pulmonaire et ne pouvait se déplacer qu’en chaise roulante. À 12 ans, Avril avait la responsabilité de s’en occuper. Elle se réveillait parfois la nuit pour lui prodiguer des soins. Un soir, elle doit même lui réinsérer un tube de trachéostomie.
Après le décès de sa mère, Avril Haines et son père croulent sous les dettes liées aux soins. Ils doivent quitter leur appartement et vivent pendant un temps chez des proches. Le lycée terminé, Avril Haines, épuisée physiquement et émotionnellement, part un an au Japon apprendre le judo. Elle en revient ceinture marron.
En rentrant aux États-Unis, elle étudie la physique à l’université de Chicago. Un département dominé par les hommes où on lui fait sentir qu’elle n’est pas à sa place. Un professeur lui glisse même que son esprit n’est sûrement pas fait pour cette matière. Elle déménage à Baltimore avec l’intention d’obtenir un doctorat en physique mais se lance dans le projet de librairie. À la suggestion d’un client, la jeune libraire y organise chaque mois des lectures érotiques. Interviewée à l’époque dans le quotidien The Baltimore Sun,Haines décrit ces soirées Erotica : «Elles sont de plus en plus populaires, car les gens veulent coucher ensemble sans vraiment coucher ensemble. D’autres tentent de trouver de nouveaux fantasmes pour pimenter leurs relations monogames.» Étonnant parcours pour une future chef du renseignement américain tout entier… Elle finira quand même par intégrer la prestigieuse école de droit de l’université de Georgetown en 1998. Elle devient avocate au département d’État.
Une experte encensée
Avril Haines a aujourd’hui un véritable fan-club dans la capitale. En 2010, elle est nommée conseillère juridique adjointe de Barack Obama pour les affaires de sécurité nationale. «Dans un bâtiment où les gens travaillent 24 heures sur 24, elle se démarquait par son excellence, sa grâce et son humanité, se souvient Jordan Strauss, ancien employé du conseil de Sécurité national qui occupait à l’époque un bureau au même étage que la jeune femme. Je me souviens de quelqu’un sans prétention qui vous met tout de suite à l’aise. Mais, au bout de quelques phrases, vous vous rendez compte que vous parlez à quelqu’un de spécial.»
Même éloge de David Kris, ancien assistant du président Obama pour la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. «Je la voyais régulièrement dans des réunions interagences, c’était toujours la voix de la raison. Elle est incroyablement intelligente, très attentionnée, et c’est très agréable de travailler avec elle. C’est une combinaison rare à Washington ! J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour elle», confie-t-il. Il se souvient de la première fois où il a croisé la juriste, à une conférence rassemblant les juges fédéraux à Washington. Avril Haines, elle, s’était exprimée sur la problématique des cyberattaques. «J’avais énormément travaillé sur le sujet, j’étais estomaqué par sa prestation. Je l’ai contactée par la suite pour lui dire à quel point, je l’avais trouvée remarquable.» Il ajoute : «La diversité de ses expériences lui permet sans aucun doute d’exercer son travail de façon plus humaine.»
Ceux qui la connaissent estiment aussi que ses intérêts très divers l’aideront à comprendre les milliers d’employés qu’elle supervise : analystes, espions, ingénieurs, pilotes ou même comptables. «Vous savez, je ne suis habituellement pas aussi généreux avec les gens, mais c’est vraiment une femme exceptionnelle», confie un ancien collaborateur d’Avril. Son rythme de travail impressionne ses pairs qui la qualifient parfois de Superwoman. Lorsqu’elle était en poste à la Maison-Blanche, il lui arrivait de travailler jusqu’au petit matin. Elle rentrait chez elle prendre une douche, un café glacé au Starbucks du coin, puis rempilait pour la journée. Son mari lui apportait parfois à dîner dans son bureau. Barack Obama l’apprécie tellement qu’il décide de la nommer numéro 2 de la CIA, en 2013. C’est la première femme à occuper ce poste.L’ancien directeur de la CIA, le général Michael Hayden, confie : «J’étais très enthousiaste en apprenant sa nomination. C’est une professionnelle. Elle a rapidement fait ses preuves à la CIA. Je pense qu’elle fera une excellente directrice des renseignements.» La journaliste de CNN Vivian Salama, experte dans le domaine de la sécurité nationale, a couvert l’audition de confirmation d’Avril Haines au Sénat le 19 janvier. «On voit que c’est une dure à cuire, sans être agressive ou intimidante. Elle parle doucement et sourit.» Sa nomination a fait quasi l’unanimité au Sénat : 84 sénateurs dont de nombreux républicains se prononcent pour, seulement 10 contre. «Ce n’est pas une coïncidence que Joe Biden ait fait en sorte qu’elle soit le premier membre de son cabinet à être confirmé, parce que son rôle est extrêmement important», précise Vivian Salama.
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Une proche de Joe Biden
Le président américain entretient une relation de complicité avec Avril Haines. Il a expliqué son choix à la presse : «Elle est brillante. C’est une professionnelle pragmatique qui peut parler dans une même conversation de littérature, de physique théorique, de réparation de voiture, de pilotage d’avion ou encore de gestion d’une librairie.» Avril Haines a été sa conseillère adjointe lorsqu’il était à la tête du comité des Affaires étrangères au Sénat pendant deux ans, de 2007 à 2008. Selon la journaliste de CNN, sa relation de proximité avec le locataire de la Maison-Blanche est un atout. «Comme elle est très proche du président, lorsqu’elle s’entretiendra avec ses homologues en France, au Japon ou ailleurs, ils sauront qu’elle parle en son nom. C’était un problème sous Trump, car les membres de son cabinet disaient certaines choses aux gens et finissaient par twitter l’inverse. Haines sait exactement ce que Joe Biden pense.» Quant au général Hayden, il estime qu’il «faut quelqu’un qui puisse parler franchement au président, lui dire quand il a tort».
Mais la nomination d’Avril Haines a déclenché une levée de boucliers chez de nombreux défenseurs des droits de l’homme, qui l’accusent d’avoir participé à la dissimulation d’informations sur les programmes controversés d’attaques par drones, lorsqu’elle était vice-conseillère à la Sécurité nationale sous Barack Obama. L’organisation antiguerre CodePink, qui la surnomme la «reine des drones», l’accuse d’avoir «aidé à forger la politique de drones d’Obama, qui a tué des civils dans le monde». Barack Obama avait chargé Haines de définir un cadre légal pour déterminer quand frapper. De nombreuses ONG jugent ses recommandations trop laxistes. Haines confie, en juillet 2020, dans une rare interview accordée au Daily Beast, avoir insisté pour la mise en place d’un processus dans lequel l’usage de drones se ferait «dans de rares circonstances, quand c’est absolument nécessaire». Harold Koh, un ancien officiel du département d’État, confirme qu’elle a plutôt tenté de freiner l’utilisation des drones : «C’était une voix qui appelait à la retenue.»
Rebooster le moral des troupes
Selon David Kris, ses qualités humaines devraient l’aider à naviguer dans ce poste complexe, qui supervise de nombreuses agences où les ambitions personnelles se bousculent : «Il faut quelqu’un avec peu d’ego pour être le patron des renseignements, car il a énormément de responsabilités mais n’est pas en charge directement de la plupart des dossiers. Si vous êtes trop autoritaire, cela ne marchera pas, car vous n’avez pas un tel contrôle. Sa façon de chercher des solutions sans faire son autopromotion lui sera très utile.» Son rôle est aussi de rassurer une communauté du renseignement mise à mal sous la présidence de Donald Trump. Ce dernier critiquait régulièrement les services. Lors de son audition, Haines a promis de rester «apolitique». L’avocate la plus puissante de Washington est à la fois connue pour laisser des chocolats sur les bureaux de ses collègues, mais aussi pour s’imposer avec fermeté lors de prises de décisions.