JOUR J : Et si Anne de Bretagne n’avait pas épousé Charles VIII ?
À partir d'un événement historique dont ils changent l'issue, les scénaristes de la bande dessinée Jour J imaginent différentes alternatives. Et si les Anglais avaient signé la paix avec l’Allemagne nazie…Et si les Soviétiques eussent été les premiers à avoir mis un pied sur la Lune…L’uchronie – du substantif « utopie » et du grec khronos (temps) – est un genre fictionnel qui repose sur une reconstruction fictive de l’histoire, relatant les faits tels qu’ils auraient pu se produire si un évènement initial eût été différent. Le plus ancien exemple connu apparaît dans un texte de Titus Livius (59 av. J.-C.) nourrissant l’hypothèse qu’Alexandre le Grand ait lancé sa conquête à l’Ouest plutôt qu’à l’Est. Les uchronies contemporaines les plus célèbres sont celles des romanciers américain Philip K. Dick et de l’Anglais Robert Harris qui, dans leur roman respectif Le Maître du Haut Château (1962) et Fatherland (1992), posent une intrigue au cœur d’un monde alternatif où l’Allemagne nazie aurait remporté la Seconde Guerre mondiale. Citons également Roma Æterna (2003) de Robert Sylverberg, supposant que l’Empire romain ne se fût pas désagrégé au bénéfice des religions monothéistes : L’exode de Moïse n’a pas eu lieu… Les Juifs n’ont pu quitter l’Égypte… Jésus n’a pas existé en tant que « fils de Dieu »… Et Mahomet a été tué avant son prêche public.
L’uchronie fut popularisée par les magazines de science-fiction américains des années 30, en projection d’hypothèses politiques souvent loufoques : et si les états confédérés avaient battu l’Union durant la Guerre de Sécession… ; ou plus sérieuses : et si Napoléon n’avait pas vendu la Louisiane aux USA… Ces cours romans furent ensuite réinterprétés par la culture comics des super-héros ; ainsi, dans Watchmen – publié en France sous le titre Les Gardiens –, la bifurcation historique consiste, dès 1938, à faire apparaitre de véritables super-héros dans la réalité, entraînant quelques années plus tard la victoire des États-Unis à l’issue de la guerre du Vietnam. La bande dessinée franco-belge n’est, bien entendu, pas en reste grâce à deux séries parmi les plus vendues : Wunderwaffen et Jour J. Arrêtons-nous aujourd’hui sur la seconde.
Jour J : Colomb PachaChristophe Colomb converti à l’islam
On espère de l’uchronie qu’elle révèle l’à-propos d’un évènement modifié dans lequel les lecteurs se projetteront en allégorie du réel. Plus l’idée est originale et plus sa pertinence est difficile à emboiter dans les véritables rouages de l’Histoire. C’est le cas de Colomb Pacha, une métaphore tirée par les cheveux de ce qu’aurait pu être la conquête des Amériques. Les scénaristes Jean-Pierre Pécau, Fred Duval et Fred Blanchard biaisent l’Histoire, imaginant Christophe Colomb sans le soutien financier de la couronne espagnole. Le navigateur obtient alors celui de l’Émir de Cordoue, Mohammed II Nizrad, en contrepartie de quoi il se convertit à l’Islam sous le nom de Colomb Pacha.Deux qarib (caravelles) partent vers le ponant et touchent terre en l’an 897 de l’Hégire – 1519 de l’ère chrétienne. Comme un pied de nez aux « néo-croisades » actuelles entre intégristes islamiques et puissances occidentales, ce sont les Musulmans qui prennent possession du Nouveau Monde immédiatement converti à la cause du prophète. Parmi les thèmes les plus « faibles » de la série, Colomb Pacha est immanquablement celui qui s’en tire le mieux. Une seule recommandation : choisissez bien vos albums car le niveau est inégal.
Jour J : Paris Secteur SoviétiqueParis coupée en deux à la place de Berlin
Les historiens en conviennent : il s’en est fallu de peu que les Soviétiques délivrent Paris avant les Américains en 1944. La progression russe à la barbe des Yankees eut rallié l’Allemagne entière à l’URSS lors des accords de Yalta, et fait de la France une nation coupée en deux comme le furent RFA & RDA. Dans Paris Secteur Soviétique, la France est pour moitié sous protectorat britannique au sud de la Loire, et pour l’autre moitié sous occupation bolchévique au nord ; les auteurs hypothèsent que le Mur de la honte eut été construit à Paris entre les rives droite et gauche de la Seine. Il s’agit d’une des uchronies les plus célèbrent, évoquée dans de nombreux romans, dont le célèbre PariJ d’Éric Faye. L’album contient quelques tentatives servant une projection géopolitique intéressante ; elles sont hélas ! trop superficielles. En revanche, L’enquête policière dans un Paris apocalyptique est fort intéressante, et certains personnages historiques : Duras, Petiot, Sartre…,y prennent place de manière judicieuse.
Jour J : Lune RougeLes Russes sur la Lune
Tous les albums de la série sont indépendants les uns des autres, chacun explore une époque différentes et, à part quelques dytiques ou trilogies clairement identifiés, les histoires peuvent être lues dans n’importe quel ordre. Parmi ces trilogies, notons l’étonnante Lune Rouge, dans laquelle on s’apprête à fêter les soixante ans de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques d’Europe. Plus d’un demi-siècle a passé depuis que la Révolution russe élargie à l’Europe entière. La Deuxième Guerre mondiale n’a pas eu lieu et à partir d’un scénario une nouvelle fois emprunté à la littérature de science-fiction, la Lune est, en ce début des années 80, colonisée par l’URSS. L’Union y exploite le régolite, un minerai rare qui lui fournit ses besoins énergétiques ; mais le régime fait face à une résistance sans précédent autour des mines lunaires et des usines de production associées sur Terre. Ce sont trois tomes à l’atmosphère oppressante, au fil desquels le dessinateur Jean-Michel Ponzio signe parmi les plus belles planches de la série. Ses illustrations fourmillent de détails surprenants. L’atmosphère est dense, construite sur plusieurs ambiances signifiées par une formidable maîtrise des couleurs, l’intrigue nous immerge efficacement au cœur des enjeux individuels de chaque protagoniste et dans leur dimension politique respective, nous y retrouvons quelques rôles surprenants tenus par des personnages habitués aux livres d’Histoire, bref ! un beau suspense du premier au dernier tome, même si l’issue est prévisible pour peu de connaître les rouages habituels de la politique américaine.
Jour J : Mais 68Mai 68 a dégénéré en guerre civile jusqu’en 1975
Paris, mai 1968, une révolte gronde dans le Quartier latin, la police est sur les dents et le gouvernement aux abois. Le général de Gaulle parti en Allemagne ne reviendra pas. Son hélicoptère a explosé au-dessus de la Lorraine sans qu’aucun passager ne survive. Pendant ce temps, un transfert de la Banque de France vers le fort de Vincennes est secrètement ordonné par le gouvernement intérimaire. L’histoire s’articule autour de ce « trésor » mystérieusement disparu dans un contexte de paix fragile. Les machinations politiques s’inspirent de faits réels, et les fantaisies architecturales posent un décor pour le moins psychédélique. Une histoire en deux tomes : L’imagination au pouvoir ? et Paris brule encore, qui imaginent comment la situation eût pu évoluer si la « chienlit » avait réussi à prendre les manettes du pays.
La deuxième partie s’articule autour d’une enquête à propos d’un célèbre tableau volé. Les auteurs ont choisi une ambiance apocalyptique avec le bruit des mitrailleuses pour bande son. Il est – précisément aujourd’hui où les prophètes de mauvais augure nous promettent une guerre civile – il est glaçant de voir la France ressembler à la Bosnie des années 90. Certaines scènes sont toutefois peu crédibles, voire risibles, tant l’idée de milices catholiques extrémistes roulant à tombeau ouvert dans une 404 customisée pour aller en découdre avec les Communistes… fait sourire. Mais ! Si l’on considère la réalité toujours supérieure à l’imagination, peut-être, en fin de compte, les scénaristes ont-ils raison. On regrettera le choix de deux illustrateurs différents alors que Damien (premier tome) et M. Fab (pour la suite) eussent l’un ou l’autre parfaitement satisfait à l’ensemble du diptyque ; l’harmonie visuelle est obtenue grâce au travail de Jean-Paul Fernandez, merveilleux coloriste qui parvient à solidariser l’ambiance des deux volumes.
JOUR J : Anne de Bretagne épouse Henri VII d’AngleterreLe jour où la Bretagne devint anglaise
Les maisons d’éditions de bandes dessinées lutent bec et ongles face à la concurrence des mangaca (auteurs de mangas) capables de produire quarante-huit pages en deux semaines, et à celles des illustrateurs de comics faisant la même chose en deux mois ; elles ont opté pour des collections thématiques fidélisant leurs lecteurs, quitte à faire intervenir plusieurs scénaristes, dessinateurs et coloristes dans la même série afin d’accélérer le rythme des publications. Les puristes poussent des cris d’orfraies mais la formule est en général gagnante. C’est le cas avec Jour J, immense succès, dont l’intérêt réside autour du choix de fragments historiques réels permettant de composer une fiction dans un espace temporel anamorphosé. Hélas ! Le soufflé retombe souvent trop vite (parfois dès les premières pages), avec pour seul fil conducteur une banale enquête de police ou de détective privé. Reconnaissons toutefois qu’il n’est guère simple de revisiter les chemins du temps et de l’Histoire en faisait tenir une uchronie sur cinquante pages illustrées, raison pour laquelle les intrigues sur plusieurs tomes sont mieux construites.
Formidable pour mener l’imagination à son paroxysme, l’uchronie peut (et doit !) s’autoriser toutes les audaces, à condition que le postulat de départ soit judicieux. Nul intérêt de savoir ce qu’il serait advenu si Vatel n’avait pas inventé la béchamel. En revanche, Anne de Bretagne n’épousant pas Charles VIII, mène à s’interroger à propos d’une Bretagne conservant son indépendance, et par quels chemins de l’Histoire serait-elle ensuite (peut-être) devenue française ou anglaise si, faisait fi des promesses faites à Charles de France, Anne eût épousé le roi Henri VII d’Angleterre, avec pour généreuse dote la Bretagne et ses îles. Idem s’agissant du Mur de Berlin s’il n’était pas tombé en 1989. Quid de la géopolitique mondiale actuelle ? Qui peut dire à quoi ressembleraient nos atlas ?…Comment seraient nos vies ?…A quelles limites se heurteraient nos idéaux face au Rideau de fer toujours debout ?… Les scénaristes de la série ouvriront peut-être l’anthologie de ses deux folles hypothèses bretonne et berlinoise ; d’ici-là, lisez Jour J, il y a dans la cinquantaine d’albums disponibles immanquablement celui dont la déviation temporelle vous séduira.
Jérôme ENEZ-VRIAD© Novembre 2021 – J.E.-V. & Bretagne Actuelle
Jour JUne série de bandes dessinées signées Jean-Pierre Pecaud & acolytes aux éditions Delcourt / Collection Neopolis, 10€ à 15€ pièce en fonction du support : numérique ou Gutenberg.