Attentat à la grande mosquée : refaire sa vie ailleurs, le choix de Saïd
Le grand gaillard de 44 ans, sa femme et leurs quatre enfants ont posé leurs pénates à London, en Ontario. C’était au début de l’année 2020. Saïd a repris le travail. Pas comme chauffeur de taxi, mais dans l’industrie du camionnage.
Bien sûr, tout n’est pas encore parfait. Par exemple, Saïd a demandé à ce qu’on n’utilise pas son nom de famille et qu’on ne diffuse pas de photos de lui. Son épouse et leurs quatre enfants veulent plus d’intimité
, explique-t-il.
Même si sa santé est bonne, Saïd a encore quelques ennuis liés aux deux balles qu’il a reçues à l’abdomen et au genou lors de l’attaque. Il termine une convalescence de deux mois, au terme d’une opération pour retirer des hernies qu’il a développées en raison de sa cicatrice ventrale.
Un autre attentat
Puis il y a London, sa ville d’adoption. Ce même endroit où, en juin dernier, une famille musulmane a été fauchée dans une attaque au véhicule-bélier. Un événement choquant
, qui pousse à réfléchir
et qui réveille des traumatismes
, admet Saïd.
Des citoyens de London se recueillent devant l'endroit où cinq personnes d'une même famille ont été frappées par un conducteur, le 7 juin 2021.
Photo : Reuters / CARLOS OSORIO
Pourtant, il confie avoir vécu ce drame comme n’importe quel autre Canadien, ou à peu près. Ça ne change rien au niveau de notre décision de déménager
, assure-t-il.
Pourquoi alors avoir fui Québec? Parce qu’il ne s’y sentait plus en sécurité, entre autres, mais surtout parce que le climat social au Québec en général n’était simplement plus tolérable pour lui.
Pour guérir une maladie, il faut en parler ouvertement
Saïd sait que ses propos risquent de froisser des gens au Québec. Or, pour guérir une maladie, il faut en parler ouvertement
, dit-il. Contrairement au Québec, l’Ontario n’est pas malade des musulmans
, selon lui.
Quand tu ouvres les nouvelles, on ne parle pas à chaque heure des problèmes des musulmans. On n’a pas des chroniqueurs comme on a à Québec qui n’ont pas d’autre job que de surveiller les musulmans et d’écrire des chroniques sur leur mode de vie.
Il faut dire que Saïd est arrivé à Québec au début des années 2000. Il a vécu l’époque de la commission Bouchard-Taylor, la charte des valeurs du Parti québécois, puis l’adoption du projet de loi 21 de la Coalition avenir Québec.
J’ai toujours dit [...] "si l’État ne se mêle pas de ça et que l’État ne rend pas le racisme quelque chose d’institutionnel, de légiféré, on ne craint rien".
Or, ces dernières années, il s’est mis à craindre.
En Ontario, il sent qu’il peut voter librement aux élections, en fonction de ses valeurs plutôt qu’en fonction de son appartenance religieuse. Ce n’était pas le cas au Québec, croit-il.
D’où venez-vous?
Saïd admet aussi qu’il n’en pouvait plus, entre autres, de se faire demander dans son taxi D’où venez-vous
, alors qu’il avait quitté le Maroc presque 20 ans auparavant.
Même si cela est un signe de curiosité chez certaines personnes, c’est aussi parfois la première question employée par des individus islamophobes pour tenir ensuite des propos désobligeants, dit-il.
Saïd était chauffeur de taxi à Québec.
Photo : Radio-Canada / Daniel Coulombe
En Ontario, c’est le jour et la nuit
, poursuit Saïd. Certes, il y a du racisme et de l’islamophobie là-bas aussi, dit-il, mais la population y est plus diversifiée, ce qui change la dynamique au quotidien.
Il n’y a personne qui va te demander tu viens d’où, parce que s’ils commencent à demander aux gens ils viennent d’où, ils vont virer fous!
Sur la bonne voie
Le cas de Saïd reste l’exception à la règle. La vaste majorité des rescapés de l’attentat de la grande mosquée de Québec et leurs familles habitent toujours dans la capitale. Plusieurs prendront part aux commémorations qui auront lieu samedi.
Cinq ans après le drame, des observateurs perçoivent que les choses se sont améliorées.
C’est notamment le cas du capitaine Jean-François Vézina, qui est très impliqué dans le dossier de l’équité, de la diversité et de l’inclusion au Service de police de la Ville de Québec (SPVQ). Je pense qu’on est sur la bonne voie
, dit-il.
Le capitaine Jean-François Vézina du SPVQ, lors d'une formation sur les crimes haineux.
Photo : Radio-Canada / Alexandre Duval
Le capitaine Vézina rappelle que peu de temps après l’attentat du 29 janvier 2017, les policiers du SPVQ ont reçu une formation concernant les incidents et les crimes à caractère haineux. Bientôt, des enquêteurs recevront une formation de mise à jour.
En 2019, le SPVQ a aussi créé les Agents de liaison interculturelle et de rapprochement (ALIER), un projet qui regroupe des policiers intéressés par les questions de diversité et qui désirent s’impliquer dans un cadre plutôt informel
, résume M. Vézina.
Ce qu’on voulait, c'est les faire participer à des activités, les mettre dans des contextes de rencontre avec la diversité
, explique-t-il.
Plusieurs membres du projet ALIER ont ainsi pris part à des événements, dont un souper-bénéfice au projet de l’agrandissement de la grande mosquée de Québec. La pandémie a freiné cet élan
, selon le capitaine Vézina, mais ce n’est que temporaire.
Responsabilité partagée
Le capitaine Vézina estime aussi que les discours à caractère haineux qui prenaient beaucoup de place dans l’espace public à Québec, il y a quelques années, paraissent aujourd’hui en perte de vitesse.
Il semble y avoir une accalmie, honnêtement. On entend beaucoup moins les leaders des groupes d’extrême droite prendre la parole.
N’empêche que le capitaine Vézina est conscient que des incidents et des crimes à caractère haineux continuent de se produire sur le territoire du SPVQ. Si la police a une grande responsabilité
face à ces événements, toute la société civile doit mettre l’épaule à la roue, selon lui.
Par expérience, dans tous les cas d'infraction criminelle ou autre, lorsqu'on est interpellé comme organisation policière et qu’il y a un témoin, des citoyens qui ont vu et ont dénoncé [...] le succès de nos interventions est vraiment décuplé.
Revenir à Québec?
Même s’il n’est plus résident de Québec, Saïd ne souhaite que le meilleur pour la ville qui l’a accueilli il y a plus de 20 ans.
Québec, c’est une belle ville. On a parlé des mauvais côtés, mais je parlerais peut-être aussi des bons côtés. Québec, c’est une belle ville. Il y a du bon monde là-dedans
, note-t-il.
Le Château Frontenac, bâtiment emblématique de Québec
Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy
Le choix de Saïd de partir pour l’Ontario était mûrement réfléchi. Pourtant, en toute fin d’entrevue, il évoque lui-même ce que certains pourraient considérer comme le signe d’un lien qui ne sera jamais complètement rompu.
Je ne regarde pas en arrière maintenant, mais si les choses s’améliorent, j’ai une belle-famille qui reste encore à Québec. On ne ferme jamais la porte à un retour à Québec.