Angèle, le retour d'une reine
Au début, c'est comme une chanson de Brel : « J’ai voulu voir Angèle et on a vu Pépette… » Dans la suite de l’hôtel parisien chic où l’on a rendez-vous avec l’auteure de « Balance ton quoi » pour une interview exclusive détaillant son grand retour déboule soudain la jeune Pépette, un kilo d’amour, une tête de gangster sur un corps minuscule, et une énergie de dingue à bondir de siège en siège sans égard pour le luxueux mobilier. « Quand le chien est là, faut gérer le chien », philosophe Tristan Salvati, coproducteur des deux albums de la chanteuse belge, et qui a passé de longs mois au Studio ICP de Bruxelles avec la bête, presque aussi star sur les réseaux sociaux que sa maîtresse. L’ingérable Pépette saute, fait un vol plané, avant d’atterrir sur nos genoux pour nous lécher le visage. « Oh, pardon ! » s’exclame, horrifiée, la grande fille blonde habillée d’un pull crop top en mohair vert, d’un jean et de bottines à plateforme 70s qu’on n’a pas vue entrer.
À première vue, Angèle (car c’est bien elle), 25 ans, n’a pas changé. Elle est juste de plus en plus ravissante – la beauté affirmée, épanouie, d’une Bardot bruxelloise qui aurait grandi à l’heure du rap et des « likes » – et tutoie d’emblée. « J’ai grandi dans une école inspirée de l’éducation nouvelle où on tutoyait nos profs, explique-t-elle. Ce qui est bien, quand on tutoie les gens, c’est qu’on est obligés de les respecter un peu plus. » Elle se montre aussi étonnamment détendue, joyeuse et spontanée, alors que l’annonce de la sortie, prévue le 10 décembre, d’un nouvel album équivaut, pour sa maison de disques, voire pour toute l’industrie musicale, à un tremblement de terre force 8 sur l’échelle de Richter. Car, depuis son triomphe, chaque battement de cils d’Angèle est devenu un enjeu industriel, ou presque. Avec son premier album – l’inoubliable « Brol », vendu à un million d’exemplaires en France, cinq cent mille dans le monde – et ses tournées bourrées à craquer où des milliers de jeunes filles reprenaient en hurlant mot pour mot chaque chanson, l’ex-débutante a conquis le titre incontesté de nouvelle princesse de la pop à textes. Sans compter ses récompenses aux Victoires de la musique, son rang d’ambassadrice mode et beauté Chanel, ses apparitions ici ou là au cinéma (dont « Annette » de Leos Carax) et son statut de porte-parole engagée de sa génération, forte de trois millions d’abonnés sur Instagram. Pas de quoi perturber pour autant Pépette, qui tourne autour de nous, toute frétillante.
« J'ai un regard plus posé sur ce que je veux, et sur ce que je ne veux pas »
Avec ce nouvel album en ligne de mire, on supputait donc comme une légère pression. Mais non. « La pression, je l’avais beaucoup ces derniers mois pendant la création de l’album, tempère Angèle, en s’entortillant dans son fauteuil comme une ado de Bretécher, car je ne suis pas très indulgente avec moi-même. Mais, là, je suis surtout très contente de pouvoir reprendre une vie relativement normale et partager ma musique. Sur le premier album, j’avais été prise dans un tel tourbillon que j’avais oublié d’en profiter. J’ai envie de kiffer. » Même décontraction chez son complice Tristan Salvati. « Angèle est revenue vers moi, après toute la folie de son concert à Bercy, en août 2020, raconte-t-il. Au départ, elle voulait juste se faire plaisir. Il n’était pas question d’un deuxième album. Mais, après avoir écouté ses nouveaux morceaux, je lui ai dit, attends, je crois que c’est un peu plus sérieux que ça. Sur quatre titres, elle avait déjà écrit, très spontanément, sans réfléchir, au moins deux tubes. » Dont l’un est le premier single, « BXL JTM », hommage attendri à sa cité natale sur un mode trépidant aussi léger qu’irrésistible, avec arrangements pop électro faussement simples. « Même si, en studio, pour Angèle, c’est le plaisir qui prime avant tout, dit-il, elle est aussi une grande bosseuse avec un instinct très sûr. Rien que pour ce titre, on a fait trente et une versions. »
De son propre aveu, la chanteuse a grandi, mûri. « Pour moi, un monde sépare mes 21 ans et mes 25 ans », dit-elle, touchante. La pression qu’elle s’était mise toute seule sur les épaules, parce qu’elle débutait et avait très peur d’échouer face à une montagne d’expériences nouvelles et de responsabilités, s’est estompée. « J’ai un regard plus posé sur ce que je veux, et sur ce que je ne veux pas. » Elle fait plus clairement la différence entre l’Angèle sublimée, ambassadrice Chanel, « le truc qui fait pleurer ma grand-mère, et qui est une vraie consécration », et l’Angèle de tous les jours, qui poste des selfies no make up ou grimaçants sur les réseaux sociaux. À sa grande appréhension de vivre constamment sous les projecteurs a succédé aussi l’idée qu’une existence quasi normale était possible, à condition qu’elle habite Bruxelles, où sa présence familière passe presque inaperçue. Là-bas, elle fréquente les lieux qu’elle fréquentait déjà plus jeune, promène Pépette en training sans qu’aucun paparazzi pointe son nez. Et s’offre une bouffée de belgitude qui a contaminé jusqu’à l’album, qu’elle a décidé d’intituler « Nonante-cinq », pour 1995, l’année de sa naissance. « Quand j’ai fêté mon anniversaire, explique-t-elle, j’étais en pleine construction de ce deuxième album, je prenais conscience de ce que j’avais la chance de vivre grâce à la musique et je me disais que j’avais encore plein de choses à raconter, même si ça partait dans tous les sens. Et j’ai pensé à mes 25 ans, qui est un âge charnière où l’on n’est plus vraiment des ados, mais pas encore des adultes. J’ai des amis qui pensent déjà à se marier, à avoir des enfants, d’autres qui n’ont même pas encore trouvé leur voie. Et puis le petit plus, c’est que dans les années nonante, tout était hyper intéressant artistiquement. »
Elle dégaine, fière et contente, son Smartphone pour nous faire découvrir la pochette. Un concept qu’elle a imaginé il y a longtemps, puis dessiné avant de confier au photographe Nickolas Lorieux le soin de le shooter et à Asile Studio les retouches et la 3D. Elle détaille la photo, dont le côté pop et décalé nous fait penser à Billie Eilish. « Là, c’est moi dans un train de montagnes russes, regardant bien l’objectif avec un sourire de première de la classe. Là, à côté, la fille qui joue à la Game Boy, c’est moi aussi, même si personne ne me reconnaît. On ne sait pas trop ce que je fous là. Derrière, il y a d’autres personnages, exprimant différentes émotions. L’idée est que la vie est un roller coaster, avec ses hauts et ses bas. Parfois la montée est excitante, et la descente folle. Parfois, c’est vraiment angoissant. »
L’album devrait être, selon elle, « plus organique et plus chaleureux », et aborder des thèmes plus personnels comme le célibat, l’émancipation (« l’idée de se séparer des relations toxiques », précise-t-elle), le fait de tomber amoureux, même s’il devrait comporter aussi certains thèmes de société. « Je pense que je l’ai écrit de façon moins naïve que le premier, nous confie-telle. Je n’imaginais pas que “Brol” serait écouté, et, quand j’y repense aujourd’hui, je me dis qu’il y avait des morceaux vachement culottés. » Comme quoi ? lui demande-t-on. « Comme “Balance ton quoi”, répond-elle, qui était très spontané, et dont je n’imaginais pas une seconde qu’il deviendrait un hymne. À l’époque, j’étais ultra jeune. On me disait : “Tu es féministe ?” Je répondais : “Je ne sais pas, attendez, on se calme.’’ Je sentais bien qu’il y avait une façon différente de traiter les hommes et les femmes dans notre société, mais ça s’arrêtait là. Dès que j’ai commencé à creuser le sujet, j’ai eu les réponses à mes questions, et je me suis dit que j’allais les transmettre. Lorsque le clip est sorti et qu’il a suscité beaucoup de réactions, positives comme négatives, je n’avais même pas songé qu’il y aurait des gens pour contester le fait qu’on ait envie de combattre le sexisme. Ensuite j’ai compris », conclut-elle dans un rire.
Cette enfant de la balle, fille du chanteur Marka et de la comédienne Laurence Bibot, sœur du rappeur Roméo Elvis, aura chèrement payé le prix de son ascension fulgurante, démarrée très modestement par des concerts dans des bars bruxellois. Tourbillon médiatique, campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux, outing dans la presse à scandale : elle n’omet rien et en parle pour la première fois dans un documentaire produit par Netflix et diffusé le 26 novembre. « Ce sont des choses que j’avais un peu oubliées, et que j’ai retrouvées en relisant mes journaux intimes, nous confie-t-elle. Clairement, il y a eu des moments où j’avais perdu la vraie Angèle. Je ne sais pas très bien si c’est le succès, ou si c’est l’âge – peut-être étais-je à un âge où l’on se sent perdue, même quand on n’est pas célèbre. J’avais du mal à comprendre ce qui se passait, je ne me reconnaissais pas dans la fille qui chantait à la télé. Je me disais que si les gens décidaient qu’ils avaient le droit de savoir des choses sur moi ou qu’ils projetaient leurs fantasmes, c’est que je ne m’appartenais plus, que j’avais perdu le contrôle sur mon image. » Une affaire en particulier semble, de son point de vue, d’une grande violence. En septembre 2020, son frère Roméo Elvis est accusé d’agression sexuelle par une jeune femme rencontrée dans une boutique en Belgique. Rapidement, il reconnaît les faits et publie des excuses, mais Angèle est prise à partie sur les réseaux sociaux par ceux qui lui reprochent son engagement féministe et lui conseillent de balayer d’abord devant sa porte. Comme si la petite sœur était coupable des agissements du grand frère. « Forcément, je ne l’ai pas bien vécu, avoue-t-elle, soudain pudique. Un sujet pareil ne pouvait être que blessant, tout comme la responsabilité qu’on m’a donnée et qu’on me donne encore aujourd’hui. Elle est censée te rendre irréprochable, jusqu’aux gens qui t’entourent, comme si tu étais responsable du reste du monde. »
« Oui, je suis tombée amoureuse d'une femme, mais regardez, ça n'a rien changé, en fait »
Autre tsunami médiatique, déclenché cette fois par la mise en ligne, en août 2020, sur son compte Instagram, d’une photo d’elle affichant fièrement au dos de son T-shirt « Portrait of women who love women » et d’une phrase pleine d’humour dévoilant sa relation avec sa compagne d’alors, la Youtubeuse Marie Papillon. Une déclaration d’amour qualifiée par la presse de « geste politique » et largement commentée. « Lorsqu’il a été question de poster cette photo, nous explique-t-elle, j’avais déjà été ''outée” par la presse [''Public”, novembre 2019, ndlr], ça n’était plus un scoop, mais une affirmation. L’idée était de dire : oui, je suis tombée amoureuse d’une femme, mais regardez, ça n’a rien changé, en fait. » Elle poursuit : « Dommage que le fait d’aimer les femmes soit politique. Je trouverais merveilleux que ce ne soit plus un sujet, même si, objectivement, ça l’est encore, et je ne peux pas en vouloir aux gens de l’évoquer. En même temps, il est important d’en parler, car on a tous besoin de représentations. Ado, si j’avais eu plus d’exemples de personnes lesbiennes, gay ou bisexuelles à la télé ou au cinéma, j’aurais peut-être compris plus vite que j’étais bi. Je me serais moins menti à moi-même, et j’aurais vécu d’autres histoires. Enfin, c’est inimaginable, le nombre de messages que j’ai reçus ! Récemment, une fille m’a confié : “J’aime les filles, et je ne l’avais jamais dit à personne.” »
En 2021, Angèle aura-t-elle toujours le même fascinant pouvoir d’envoûtement sur son public, sur sa génération ? « Elle est méga talentueuse, affirme Tristan Salvati. Elle a cette identité vocale unique, très naturelle, cette voix de la vie qui fait chanter les syllabes. Peut-être est-ce dû à sa façon de prononcer les mots à la belge ? J’ai souvent remarqué que les grands interprètes francophones, tels Céline Dion ou Stromæ, n’étaient pas français. » La chanteuse, quant à elle, se dit prête à assumer l’inévitable « retour à la normale » après une apothéose pour « Brol ». « Je suis beaucoup moins fragile et beaucoup mieux entourée qu’avant et si l’album ne se vend pas, je suis prête à l’encaisser », assure-t-elle. Moins fragile, sans doute, parce que, aujourd’hui Angèle assume pleinement sa vulnérabilité. « À l’époque du premier album, par exemple, j’ai très peu appelé mes parents à l’aide lorsque j’avais des moments de doute, parce que je ne voulais pas qu’ils se disent que leur fille était fatiguée, assure-t-elle. Maintenant, je me dis que la vulnérabilité est un trait de ma personnalité et qu’il faut que je l’assume. » Tout comme son inoxydable sincérité. « Toute l’idée de cet album est d’être dans la sincérité. Quand je ne le suis pas, ça se voit. » Comme Pépette au milieu d’un salon cinq étoiles.
Album « Nonante-cinq », (Romance Musique/Universal). Sortie en décembre.
Single « BXL JTM » (Romance Musique/Universal).
Documentaire « La story d’Angèle », sur Netflix, le 26 novembre.